9
Le
deuxième Hôtel New Hampshire
L’ultime touche à la réfection du hall de la Gasthaus Freud fut une idée de mon père. Sans doute s’était-il planté un matin devant la porte de la Krugerstrasse pour contempler avec un peu de recul l’entrée du hall rénové — la confiserie avait complètement disparu, mais les vieilles enseignes, pareilles à des fusils abandonnés par des soldats exténués, étaient encore appuyées contre l’échafaudage que les ouvriers achevaient de démonter : bonbons, kon-dïtorei, zuckerwaren, schokoladen, et enfin, gasthaus freud. Ce fut alors que mon père comprit qu’il fallait les jeter, toutes : plus de confiserie, plus de Gasthaus Freud.
— L’Hôtel New Hampshire ? fit Annie la Gueularde, comme toujours la première à se pointer (et la dernière à dételer).
— Faut avancer avec son temps, dit Old Billig, l’extrémiste. Savoir encaisser et se relever, avec le sourire. « Hôtel New Hampshire », moi je trouve ça très bien.
— Une nouvelle phase, une nouvelle phase, fit Ernst le pornographe.
— Une idée géniale ! s’exclama Freud. Pensez aux clients américains — voilà qui va les accrocher ! Et fini l’antisémitisme !
— Sans compter, dit Frank, qu’on ne risquera plus d’être boycottés par les antifreudiens.
— Mais, bordel, tu croyais vraiment qu’il allait choisir un autre nom ? fit Franny. C’est l’hôtel de papa, non ?
Vissés pour la vie, comme aurait dit Iowa Bob.
— Moi je trouve ça gentil, dit Lilly. Une touche délicate, plutôt petite, mais gentille.
— Gentil ? fit Franny. Oh, misère, nous voilà dans le pétrin : Lilly trouve ça gentil.
— C’est sentimental, fit Frank, philosophe, mais quelle importance ?
L’idée me vint que si Frank s’avisait de répéter encore une fois que quelque chose n’avait pas d’importance, je me mettrais à hurler. Et, en fait de hurlement, ce serait autre chose qu’un orgasme bidon. Mais, une fois de plus, je fus sauvé par Susie l’ourse.
— Ecoutez, les enfants, dit Susie. Votre paternel vient de faire un pas dans la direction du pratique. Vous rendez-vous compte de tous les touristes anglais et américains qui vont se sentir rassurés ?
— C’est vrai, dit Schwanger d’un ton conciliant. Pour les Anglais et les Américains, Vienne est une ville de l’Est. Par exemple, la forme de certaines églises — le bulbe tant redouté, et ce qu’il laisse entrevoir d’un univers incompréhensible pour les Occidentaux… pour ceux qui viennent de très loin à l’Ouest, même l’Europe centrale peut paraître orientale. Ce sont les timides qui vont se sentir attirés, prédit Schwanger, comme si elle concoctait un nouveau livre sur la grossesse et l’avortement. « Hôtel New Hampshire », le nom aura quelque chose de familier — quelque chose qui leur rappellera le pays.
— Génial, dit Freud. À nous les timides, soupira-t-il en avançant les mains pour tapoter les têtes qui se trouvaient à sa portée.
Rencontrant la tête de Franny, il la caressa, mais la grosse patte de Susie écarta doucement la main de Freud.
Je devais finir par m’y habituer — à cette patte possessive. Nous vivons dans un monde où ce qui nous frappe, de prime abord, comme lourd de menaces, finit souvent par nous paraître banal, voire rassurant. Et ce qui nous semble, de prime abord, rassurant, peut inversement finir par être menaçant, mais je dus convenir que Susie l’ourse exerçait une influence bénéfique sur Franny. Si Susie était capable de tenir Franny à l’écart de Ernst, elle avait droit à ma reconnaissance — était-il dément d’espérer que Susie l’ourse parviendrait peut-être même à convaincre Franny qu’elle aurait intérêt à cesser d’écrire à Chipper Dove ?
— Tu crois que tu es lesbienne, Franny ? lui demandai-je, dans l’obscurité complice de la Krugerstrasse.
Notre père avait des ennuis avec son enseigne fluorescente rose : hôtel new hampshire ! hôtel new hampshire ! hôtel new hampshire ! clignotait-elle sans trêve.
— J’en doute, dit Franny, calmement. Susie, je crois que je l’aime bien, sans plus.
Je réfléchissais, bien sûr ; puisque Frank se savait homosexuel, et puisque Franny avait maintenant une histoire avec Susie l’ourse, peut-être Lilly et moi ne tarderions-nous plus à découvrir la vérité sur nos penchants respectifs. Mais, comme toujours, Franny lisait en moi comme dans un livre ouvert :
« Tu te trompes complètement, chuchota-t-elle. Frank est convaincu. Moi je ne suis convaincue de rien — sinon, peut-être, que tout ça pour moi, c’est la solution de facilité. Pour le moment. Tu comprends, il est plus facile de faire l’amour avec quelqu’un de son propre sexe. On a moins de chances de se faire piéger, on court moins de risques. Je me sens davantage en sécurité avec Susie, chuchota-t-elle. C’est tout, je crois. Les hommes sont tellement différents.
— Une phase, répétait sans cesse Ernst — à propos de tout.
Pendant ce temps, Fehlgeburt, encouragée par l’accueil que nous avions réservé à Gatshy le Magnifique, entreprit de nous lire Moby Dick. Après ce qui était arrivé à maman et à Egg, il nous parut tout d’abord difficile d’entendre parler de l’océan, mais nous prîmes bientôt le dessus ; notre intérêt se concentrait sur la baleine, et davantage encore sur les harponneurs (chacun de nous avait son favori), et nous ne cessions de guetter Lilly, nous attendant à la voir identifier papa avec Achab — « à moins qu’elle ne se fourre en tête que Frank est la baleine blanche », chuchota Franny. Mais ce fut Freud que Lilly identifia pour notre bénéfice.
Une nuit que le mannequin de couturière semblait figé au garde-à-vous, et que Fehlgeburt bourdonnait, comme la mer — comme la marée — , Lilly poussa une exclamation :
— Vous l’entendez ? Chut !
— Quoi ? fit Frank d’une voix de fantôme — le fantôme de Egg, bien sûr.
— Laisse tomber, Lilly, chuchota Franny.
— Non, écoutez, insista Lilly.
Et, quelques instants, nous eûmes tous l’impression d’être dans l’entrepont, sur nos couchettes de marins, prêtant l’oreille au martèlement de la jambe artificielle de Achab qui arpentait nerveusement le pont au-dessus de nos têtes. Un claquement de bois, un bruit sourd d’os. Mais ce n’était que la batte de Freud, qui boitillait à l’aveuglette sur le plancher au-dessus de nous — il allait rendre visite à l’une des putains.
— Laquelle ? demandais-je.
— Old Billig, dit Susie l’ourse.
— Qui se ressemble s’assemble, fit Franny.
— C’est plutôt gentil, non ? fit Lilly.
— Je veux dire : ce soir, c’est Old Billig, précisa Susie. Il est sans doute fatigué.
— Il fait ça avec toutes ? s’étonna Frank.
— Sauf avec Jolanta, dit Susie. Elle lui flanque la trouille.
— À moi aussi, elle me flanque la trouille, dis-je.
— Et sauf avec Dark Inge, bien entendu, ajouta Susie. Freud ne peut pas la voir.
Jamais je n’eus la tentation de rendre visite aux putains — à aucune. En fait, Ronda Ray n’avait rien eu de commun avec elles. Avec Ronda Ray, l’amour était simplement quelque chose de vénal ; à Vienne, l’amour était une profession. Je pouvais me masturber en fantasmant sur Jolanta ; ce qui était passablement excitant. Et, quant à l’amour… eh bien, en fait d’amour, il avait toujours les fantasmes que m’inspirait Franny. Et pendant les soirées, vers la fin de l’été, il y eut aussi Fehlgeburt. La lecture de Moby Dick se révéla une entreprise tellement monstrueuse que Fehlgeburt prit l’habitude de veiller très tard. Frank et moi la reconduisions alors chez elle. Elle louait une chambre dans un immeuble mal tenu situé derrière le Rathaus, près de l’université, et comme il lui arrivait parfois d’être prise pour une putain, elle avait horreur de traverser la Kàrntner-strasse ou le Graben seule la nuit.
Il fallait une imagination délirante pour confondre Fehlge-burt avec une putain ; c’était, et sans erreur possible, une étudiante. Non qu’elle ne fût pas jolie, mais, de toute évidence, la chose — pour elle — n’avait aucune importance. Sans être une beauté, sa personne ne manquait pas d’agréments — agréments qu’elle dissimulait ou négligeait. Elle avait les cheveux hirsutes ; lorsqu’il lui arrivait, rarement, de les laver, elle ne se souciait pas de les coiffer. Elle portait toujours des jeans et un col roulé, ou encore un tee-shirt, tandis que sa bouche et ses yeux trahissaient cette sorte de lassitude qui suggère un goût exagéré de la lecture, de l’écriture ou de la méditation — un goût exagéré de ces choses plus importantes que le corps, le soin ou les plaisirs du corps. Je lui donnais à peu près le même âge que Susie mais, faute d’humour, jamais elle n’aurait pu être une ourse — et la répugnance que lui inspiraient les activités nocturnes de l’Hôtel New Hampshire frisait sans doute ce que Ernst aurait appelé le « dégoût ». Par temps de pluie, Frank et moi nous nous bornions à l’accompagner jusqu’à l’arrêt du tram situé devant l’Opéra, sur la Ringstrasse ; par beau temps, nous traversions avec elle la place des Héros et remontions le Ring en direction de l’Université. Trois enfants qui venaient de réfléchir aux baleines, et qui marchaient dans l’ombre des grands bâtiments d’une ville trop vieille pour eux. La plupart des nuits, on aurait dit que Frank n’était pas avec nous.
— Lilly n’a que onze ans, disait Fehlgeburt. Son amour de la littérature est un vrai miracle. Qui sait si ce ne sera pas son salut. Cet hôtel n’est pas un endroit pour elle.
— Wo ist die Gemütlichkeit ? chantonnait Frank.
— Tu es très bonne avec Lilly, dis-je à Miss Fausse Couche. Et toi, tu aurais envie d’avoir des enfants, un jour ?
— Quatre cent soixante-quatre ! chantonnait Frank.
— Oui, j’aimerais avoir des enfants, mais après la révolution, dit Fehlgeburt sans le moindre humour.
— Tu crois que Fehlgeburt me trouve à son goût ? demandai-je à Frank, sur le chemin du retour.
— Attends que nous entrions à l’école, suggéra Frank. Trouve-toi une jolie fille sympa — et de ton âge.
Ainsi, bien que j’eusse pour domicile un bordel viennois, mon univers sexuel était sans doute identique à celui de la plupart des Américains qui, en cette année 1957, avaient
comme moi quinze ans ; je me branlais en évoquant des images d’une prostituée pétrie d’une redoutable violence, tout en m’obstinant à raccompagner chez elle une jeune fille de quelques années à peine « mon aînée » — dans l’attente du jour où je trouverais le courage de l’embrasser ou même de lui prendre la main.
Je m’attendais un peu à ce que les « âmes timides » — les clients qui (à en croire les prédictions de Schwanger) se sentiraient attirés par l’Hôtel New Hampshire — me ressemblent par certains côtés. Il n’en était rien. Il en débarquait parfois, par cars entiers : des groupes bizarres en voyages organisés — certains de ces voyages d’ailleurs aussi bizarres que les groupes. Des bibliothécaires venus du Devon, du Kent et de Cornouaille ; des ornithologues de l’Ohio — venus observer les cigognes de Rust. Des gens pour la plupart si rangés qu’ils étaient tous au lit avant l’heure où les putains commençaient à tapiner ; indifférents au tohu-bohu nocturne, ils dormaient à poings fermés et le matin partaient souvent en excursion avant qu’Annie la Gueularde ait eu le temps d’emballer son dernier orgasme, avant que Old Billig l’extrémiste s’engouffre dans le hall — son imagination lasse enflammée par la vision du monde nouveau. C’était les groupes qui se montraient les plus généreux, et Frank parvenait parfois à se faire un peu d’argent de poche en les entraînant dans des visites « à pied » de la ville. Les groupes étaient d’un commerce facile — même les Japonais de la Société Chorale, qui découvrirent en groupe l’existence des prostituées (et utilisèrent leurs services en groupe). Quelle période étrange, et tumultueuse — tout ce baisage, ces chants ! Les Japonais étaient bardés d’appareils photos et insistaient pour photographier tout le monde — entre autres, ils tirèrent tous nos portraits de famille. En fait, Frank trouvait honteux que nous devions les seules photos de tout notre séjour à Vienne à cette unique visite de la Société Chorale japonaise. L’une d’elles montre Lilly en compagnie de Fehlgeburt — et d’un livre, bien sûr. Une autre, très touchante, réunit les deux Old Billig ; comme dirait Lilly, ils font un vieux couple très « gentil ». Il y a aussi Franny appuyée sur l’épaule robuste de Susie l’ourse, Franny un peu maigre, mais gaillarde et forte — pleine d’une « étrange assurance », comme la qualifie toujours Frank en évoquant cette période. Et puis une photo bizarre de mon père et de Freud. On dirait qu’ils se partagent la batte de base-bail — où viennent de se chamailler pour s’en emparer ; à croire qu’ils se sont disputés le privilège de frapper la première balle, et n’ont interrompu leur querelle que le temps de se laisser prendre en photo.
Je pose en compagnie de Dark Inge. Je me souviens encore du distingué Japonais qui nous avait demandé, à Inge et à moi, de poser côte à côte ; nous étions tous deux assis et disputions une partie de cartes, mais le Japonais s’était plaint que la lumière était mauvaise, et nous avait demandé de nous lever. C’est un moment quelque peu irréel ; Annie la Gueularde est toujours assise devant la table — du côté où la lumière était encore généreuse — , et Babette, outrageusement poudrée, chuchote quelque chose à Jolanta, debout un peu en retrait de la table, les bras croisés sur son impressionnante poitrine. Jolanta n’avait jamais réussi à apprendre les règles. Sur cette photo, Jolanta semble sur le point d’interrompre la partie. Je me souviens que les Japonais avaient peur d’elle — peut-être parce qu’elle était tellement plus grosse qu’eux.
Et la particularité de toutes ces photos — nos seuls documents de Vienne, 1957-1964 — , c’est que tous ces gens pour nous si familiers avaient dû poser en compagnie d’un ou deux Japonais, de parfaits inconnus. Y compris Ernst le pornographe, appuyé contre la voiture garée devant la porte. Arbeiter est là lui aussi, accolé contre le garde-boue — et ces jambes qui dépassent sous la calandre de la vieille Mercedes, ces jambes appartiennent au dénommé Wrench ; Schraubenschlüssel ne parvint jamais à fourrer autre chose que ses jambes dans une photo. Et, entourant la voiture, les Japonais — des inconnus qu’aucun de nous ne devait jamais revoir.
Aurions-nous pu deviner, alors — en scrutant la photo de plus près — qu’il ne s’agissait pas d’une voiture banale ? Avait-on jamais entendu parler d’une Mercedes, même un vieux modèle, qui exigeât tant de réparations ? Herr Wrench était toujours fourré sous la voiture, ou à quatre pattes à l’intérieur. Et pouquoi l’unique voiture, propriété du Symposium sur les Relations Est-Ouest, nécessitait-elle tant de soins alors que, pratiquement, elle ne circulait jamais ? À regarder de près le cliché, maintenant… eh bien, tout est clair. Il est difficile de ne pas regarder cette photo sans aussitôt comprendre ce qu’était en réalité la vieille Mercedes.
Une bombe. Une bombe que l’on ne cessait d’amorcer et de désamorcer, une bombe toujours prête. La voiture tout entière était une énorme bombe. Et ces Japonais impossibles à reconnaître qui peuplent nos photos, nos seules photos… eh bien, il est maintenant facile de voir ces inconnus, ces distingués étrangers, comme des symboles des mystérieux anges de la mort qui accompagneraient un jour la voiture. Quand on pense que pendant des années, Schraubenschlüssel fut pour nous un objet de plaisanterie ; il fallait qu’il fût un piètre mécanicien pour s’obstiner à bricoler cette Mercedes ! Alors qu’en fait, c’était un expert ! Mr. Wrench, l’expert en explosifs ; car, pendant presque sept ans, la bombe fut prête à exploser — tous les jours.
Nous ne sûmes jamais ce qu’ils attendaient — ni quel moment leur aurait paru idéal, si nous ne leur avions pas forcé la main. Nous n’avons que les photos des Japonais pour nous guider, et l’histoire qu’elles racontent n’est pas des plus claires.
— Que te rappelles-tu de Vienne, Frank ! lui demandai-je — une question que je lui posais souvent.
Frank alla s’isoler quelques instants dans une chambre, et, quand il ressortit, me tendit une courte liste :
1. Franny en compagnie de Susie l’ourse.
2. L’achat de tes foutues barres à disques.
3. Les soirs où l’on reconduisait Fehlgeburt.
4. La présence du roi des Souris.
Frank me tendit sa liste :
— Bien sûr, il y a d’autres choses, mais je ne tiens pas à entrer dans les détails.
Je comprends et, bien sûr, je me souviens de l’achat de mes barres. Nous y allâmes tous. Mon père, Freud, Susie et nous tous. Freud nous accompagna sous prétexte qu’il savait où se trouvait le magasin de sports. Susie sous prétexte que
Freud pouvait l’aider à se rappeler où se trouvait le magasin en l’interpellant dans le tram.
— A-t-on dépassé le magasin d’accessoires chirurgicaux de Mariahilfer ? Après, c’est la deuxième à gauche, ou la troisième.
— Earl ! faisait Susie, en regardant par la vitre.
Le receveur du Strassenbahn ne cessait de mettre Freud en garde :
— J’espère qu’il n’y a aucun danger — votre ours, il n’est pas en laisse. D’habitude, on ne les accepte que s’ils sont en laisse.
— Earl ! faisait Susie.
— C’est un ours intelligent, dit Frank au receveur.
Dans le magasin de sports, j’achetais cent cinquante kilos
de poids, une longue barre et deux barres à boules pour les développés d’un seul bras.
— Livrez tout ça à l’Hôtel New Hampshire, dit papa.
— Ils ne livrent pas, dit Frank.
— Ils ne livrent pas ? fit Franny. Mais, on ne va tout de même pas porter tout ça !
— Earl ! fit Susie.
— Sois gentille, Susie ! hurla Freud. Pas de grossièretés !
— Je vous assure, l’ours apprécierait que l’on livre ces poids, dit Frank au type du magasin.
Mais ce fut en vain. Nous aurions dû le deviner, le pouvoir d’un ours à résoudre nos problèmes était sur le déclin. Nous nous répartîmes les poids de notre mieux. J’enfilai soixante-quinze livres sur chacune des petites barres et en empoignai une dans chaque main. Mon père, Freud et Susie se chargèrent tant bien que mal de la longue barre, et de cent cinquante livres de plus. Franny se chargea d’ouvrir les portes et de dégager le trottoir, tandis que Lilly se cramponnait à Freud ; durant tout le trajet de retour, ce fut elle qui lui servit de guide.
— Seigneur Dieu ! s’exclama papa, quand on nous refusa l’accès du Strassenbahn.
— À l’aller, on nous a pourtant laissés monter, et descendre ici, fit Franny
— Ils n’ont rien contre l’ours, expliqua Freud. C’est à cause de la barre.
— C’est la façon dont vous la portez, dit Franny à Frank, Susie et papa. Ça paraît dangereux.
— Si tu avais continué à t’exercer, comme Iowa Bob, dis-je à papa, tu aurais pu la porter tout seul. Elle n’aurait pas l’air aussi lourde.
Lilly l’avait remarqué, les Autrichiens admettaient les ours dans les tramways, mais pas les barres à disques ; elle avait aussi remarqué la tolérance des Autrichiens à l’égard des skis. Elle nous souffla l’idée d’acheter une housse à skis et d’y fourrer la barre ; le receveur prendrait la barre pour une banale paire de longs skis.
Frank suggéra d’envoyer quelqu’un emprunter la voiture de Schraubenschlüssel.
— Elle est toujours en panne, objecta papa.
— Elle doit être en état maintenant, dit Franny. Il y a des années que ce connard bricole dessus.
Sautant dans le tram, notre père fila emprunter la voiture. Le refus catégorique que lui opposèrent les extrémistes n’aurait-il pas alors dû nous faire comprendre qu’une bombe était garée devant notre hôtel ? Mais nous y vîmes une simple manifestation de leur grossièreté ; nous trimbalâmes donc le fardeau jusqu’à l’hôtel. Je fus finalement contraint d’abandonner les autres, et la longue barre, au Kunsthistorisches Museum. Là encore, on refusa de laisser entrer la barre — et l’ourse aussi d’ailleurs.
— Bruegel n’y aurait pas vu d’objection, lui, dit Frank.
Mais il leur fallut tuer le temps au coin de la rue. Susie
esquissa une petite gigue ; Freud tapota sa batte ; Lilly et Franny chantèrent une chanson américaine — ils tuèrent le temps en se faisant un peu d’argent. Les saltimbanques, spécialité viennoise, « la présence du roi des Souris », comme disait Frank — Frank se chargea de faire la quête. Avec la casquette de chauffeur d’autobus que papa avait offert à Frank — la minable casquette de croque-mort que portait Frank quand il s’amusait à jouer les portiers devant l’Hôtel New Hampshire. À Vienne, Frank ne la quittait jamais — notre roi des Souris imposteur, Frank. Nous y pensions souvent, à la triste performance du saltimbanque qui, suivi de ses rongeurs mal aimés, s’était arrêté un jour devant les fenêtres ouvertes, et avait fait le grand saut, entraînant avec lui ses malheureuses souris. LÀ VIE EST UNE CHOSE SÉRIEUSE, MAIS L’ART EST UNE PLAISANTERIE ! Il avait proclamé son message ; et ces fenêtres ouvertes devant lesquelles depuis si longtemps il passait sans jamais s’arrêter — elles avaient fini par l’attirer.
Je rentrai au petit trot en trimbalant mes soixante-quinze kilos.
— Salut, Wrench, dis-je à l’extrémiste vautré sous la voiture.
Je regagnai à toutes jambes le Kunthistorisches Muséum pour repartir au petit trot, chargé de soixante-quinze livres de plus. Papa, Frank, Susie l’ourse, Franny, Lilly et Freud ramenèrent les soixante-quinze livres restantes. Enfin j’avais mes poids, enfin je pouvais faire revivre le premier Hôtel New Hampshire — et lowa Bob — , et Vienne perdit un peu de son étrangeté.
Il nous fallut entrer à l’école, bien sûr. Une école américaine de Hietzing, près du zoo, à proximité du palais de Schônbrunn. Les premiers temps, il fut décidé que Susie nous accompagnerait en tramway le matin, et viendrait nous chercher à la sortie des cours. Façon extraordinaire d’affronter les autres gosses — se faire conduire le matin et ramener le soir par une ourse. Mais notre père et Freud durent accompagner Susie, les ours n’étant pas autorisés à circuler seuls en tramway ; en outre, l’école étant située dans le voisinage du zoo, et, en banlieue, les gens manifestaient plus de nervosité à la vue d’un ours que les gens de la ville.
L’idée me vint, mais seulement bien plus tard, que nous rendîmes tous un trè^ mauvais service à Frank en ne rendant pas hommage à sa discrétion sexuelle. Durant nos sept années à Vienne, jamais nous ne sûmes qui étaient ses amis, des camarades de l’école américaine, à l’en croire — et comme il était l’aîné, et suivait le cours d’allemand avancé, Frank devait souvent passer davantage de temps que nous à l’école. Au contact de la licence sexuelle qui sévissait dans le deuxième Hôtel New Hampshire, Frank avait dû se sentir enclin à la discrétion, pour des raisons analogues à celles qui m’avaient poussé à chuchoter lors de mon initiation auprès de Ronda Ray. Quant à Franny, elle avait à l’époque son ourse — et son viol à digérer, me répétait Susie.
— Elle l’a digéré, affirmai-je.
— Pas toi, dit Susie. Chipper Dove t’est resté sur l’estomac. Et à elle aussi.
— Dans ce cas, c’est avec Chipper Dove que Franny continue à avoir des problèmes. Plus avec son viol.
— On verra bien, dit Susie. Je suis une ourse intelligente.
Quant aux âmes timides, il en arrivait toujours, pas en
foule cependant ; des foules d’âmes timides auraient sans doute été un paradoxe — pourtant des foules eussent bien fait notre affaire. Néanmoins, notre registre était mieux garni que celui du premier Hôtel New Hampshire.
Les groupes nous posaient moins de problèmes que les particuliers. La timidité d’un particulier timide est pire encore que celle d’un groupe entier de timides. Les timides qui voyageaient en solitaires, ou les couples timides flanqués à l’occasion d’enfants timides — c’étaient ceux qui s’offusquaient le plus des incessantes allées et venues diurnes et nocturnes. Mais, au cours des trois ou quatre premières années, un seul client s’avisa de se plaindre — ce qui en dit long sur la timidité de ces âmes timides.
Il s’agissait d’une Américaine. Une femme qui voyageait en compagnie de son mari et de sa fille, laquelle avait environ le même âge que Lilly. Ils venaient du New Hampshire, mais pas de la région de Dairy. Frank était de service à la réception quand ils se présentèrent — en fin d’après-midi, après l’école. Comme Frank le constata, la femme se mit sur-le-champ à se lamenter, évoquant avec nostalgie « la bonne vieille simplicité bourgeoise, la décence », que visiblement son esprit associait au New Hampshire.
— Le coup de la bonne vieille simplicité bourgeoise, toujours les mêmes conneries, commenta Franny, qui n’avait pas oublié Mrs. Urick.
-— On s’est fait voler partout en Europe, dit le mari à Frank.
Dans le hall, Ernst nous expliquait, à Franny et moi, les positions les plus bizarres de « l’accouplement tantrique ». C’était assez ardu à suivre en allemand, mais si ni Franny ni moi ne parvînmes jamais à rattraper Frank en allemand — alors qu’il avait fallu moins d’une année à Lilly pour parler aussi couramment que Frank — , nous avions beaucoup appris à l’école américaine. Bien sûr, l’art du coït ne figurait pas au programme. C’était la spécialité de Ernst, et bien qu’il me donnât la chair de poule, je ne pouvais supporter de le voir parler en tête à tête avec Franny, si bien que, chaque fois que je le voyais lui parler, j’essayais d’écouter ce qu’il lui disait. Susie l’ourse aimait bien écouter elle aussi — une de ses pattes traînant toujours sur ma sœur, une bonne grosse patte que Ernst ne pouvait manquer de voir. Mais le jour où les Américains du New Hampshire débarquèrent, Susie se trouvait aux toilettes.
— - Et des poils dans les salles de bains, gémissait la femme. Incroyable la saleté qu’il nous a fallu endurer.
— Même qu’on a flanqué tous les guides à la poubelle, dit le mari, rien que des mensonges.
— Maintenant, nous ne faisons plus confiance qu’à notre flair, dit la femme, en parcourant du regard le hall tout neuf. Ce que nous cherchons, c’est l’atmosphère américaine.
— Vivement qu’on rentre chez nous, fit la fille, d’une petite voix de souris.
— J’ai deux jolies chambres au troisième, dit Frank, des chambres communicantes.
Mais il se demandait avec angoisse si ce n’était pas trop près des putains logées au-dessous — un étage plus bas, un seul.
« Mais, ajouta Frank, la vue est plus jolie du quatrième.
— Au diable la vue, fit la femme. D’accord pour les chambres communicantes au troisième. Et surtout pas de poils, ajouta-t-elle menaçante, à l’instant précis où Susie l’ourse faisait son entrée d’un pas traînant.
Apercevant la fillette, elle secoua la tête avec une énergie outrée et émit un grognement sourd et bourru.
— Mais, c’est un ours, fit la fillette en se cramponnant à la jambe de son père.
Frank cogna sur le timbre d’où jaillit un petit ping ! aigu.
— Bagagiste ! beugla Frank.
Je dus m’arracher au récit de Ernst lancé dans la description des positions tan triques.
— Dans le groupe vyanta, on trouve deux positions principales, disait-il d’ùne voix morne. La femme se penche en avant jusqu’à ce que ses seins touchent le sol, tandis que l’homme la prend par-derrière, debout — c’est le dhenuka-vyanta-asana, ou position de la vache, précisa Ernst, son regard liquide rivé sur Franny.
— La position de la vache ? fit Franny.
— Earl ! grogna Susie, d’un ton réprobateur, en fourrant la tête entre les cuisses de Franny — histoire de gratifier les nouveaux clients de son numéro d’ourse.
Empoignant les bagages, je m’engageai dans l’escalier. La fillette ne parvenait pas à quitter l’ourse des yeux.
— J’ai une sœur qui est à peu près de ton âge, lui dis-je.
Lilly était sortie faire un tour avec Freud — qui sans doute
lui expliquait toutes les choses que pourtant il ne pouvait pas voir.
Freud adorait jouer les guides. Il s’appuyait d’une main sur sa batte, de l’autre sur l’un d’entre nous, ou Susie. Nous le pilotions à travers la ville, nous arrêtant aux carrefours pour lui hurler le nom des rues. En plus, Freud devenait sourd.
— Où sommes-nous, dans la Bîutgasse ? lançait Freud.
— Ja ! Bîutgasse ! lancions-nous en retour, Frank, Franny et moi.
— Et maintenant, la première à droite, les enfants. Et dans Domgasse, cherchez le numéro 5. C’est l’entrée de la maison de Figaro, la maison où Mozart a composé le Mariage de Figaro. En quelle année, Frank ? lançait Freud.
— 1785 ! hurlait Frank.
— Et plus important encore, continuait Freud, c’est le plus ancien café de Vienne. On est toujours dans Bîutgasse, les enfants ?
— Ja ! La rue du Sang, disions-nous.
— Cherchez le 6, disait Freud. Le plus ancien café de Vienne. Tout le monde sait ça, même Schwanger. Elle adore les Schlagobers, mais comme tous ces idéologues fanatiques, elle n’a aucun sens de l’histoire.
C’était vrai, Schwanger ne nous parlait jamais de l’histoire. Nous apprîmes à aimer le café, servi avec de petits verres d’eau ; nous apprîmes à aimer le contact gras de l’encre des journaux. Franny et moi nous disputions l’unique exemplaire de Y International Herald Tribune. Pendant les sept ans de notre séjour à Vienne, on y trouvait toujours des nouvelles de Junior Jones.
— Penn State 35, Navy 6 ! lisait Franny.
Et nous poussions des hurlements enthousiastes.
Et cela continua : les Browns de Cleveland 28, les Giants de New York 14, les Coïts de Baltimore 21, et 17 pour les malheureux Browns. Quand bien même Junior ne se montrait guère explicite dans les lettres — plutôt rares -— qu’il envoyait à Franny, c’était un peu bizarre de recevoir de ses nouvelles de façon si indirecte, et avec plusieurs jours de retard, par le truchement de la rubrique sportive du Herald Tribune.
— En arrivant à la Judengasse, à droite ! ordonnait Freud.
Et nous suivions la rue des Juifs jusqu’à l’église Saint-
Ruprecht.
— Le xie siècle, murmurait Frank.
Frank avait le culte du passé.
Et nous poussions jusqu’au canal du Danube ; au bas de la colline, dans Franz-Josefs-Kai, se dressait le monument où Freud nous conduisait souvent, un peu trop souvent à notre gré : la plaque de marbre en hommage aux victimes de la Gestapo, dont jadis le quartier général s’élevait à cet emplacement.
— Ici î hurlait soudain Freud, en trépignant et martelant le sol avec sa batte. Décrivez-moi la peste ! Je ne l’ai jamais vue.
Bien sûr : c’était dans un camp qu’il avait perdu la vue. Au camp, on l’avait opéré des yeux, et l’expérience s’était soldée par un échec.
— Non, pas un camp de vacances, Lilly, expliqua Frank. Freud était dans un camp de la mort.
— Mais Herr Tod n’a jamais pu me trouver, dit Freud à Lilly. Chaque fois que Monsieur Mort est venu me chercher j’étais de sortie.
Ce fut Freud qui nous expliqua que les nus de la fontaine de Neuer Markt — la fontaine de la Providence — étaient non des originaux, mais des copies. Les originaux se trouvaient au Belvédère. Conçus comme le symbole de l’eau source de la vie, les nus avaient été condamnés par Marie-Thérèse.
« Une vraie salope, dit Freud. Elle avait fondé une Commission de la chasteté.
— Et elle faisait quoi, cette Commission de la chasteté ? demanda Franny.
— Qu’est-ce qu’elle aurait bien pu faire ? demanda Freud. Elle ne pouvait pas empêcher les gens de faire l’amour, pas vrai, c’est pourquoi elle s’est vengée sur quelques malheureuses fontaines.
Tout le monde le savait, même la Vienne de Freud, — Vautre Freud — n’avait pu empêcher les gens de faire l’amour, ce qui n’avait pourtant pas empêché les homologues victoriens des membres de la Commission de chasteté de Marie-Thérèse de vouloir essayer.
« Dans ce temps-là, souligna Freud, non sans admiration, les putains avaient le droit de racoler dans les travées de l’Opéra.
— Pendant les entractes, ajouta Frank, au cas où nous l’aurions ignoré.
C’était le caveau impérial que Frank aimait surtout visiter avec Freud — le Kaisergruft dans les catacombes de la Kapuzinerkirche. Depuis 1633, les Habsbourg y étaient tous enterrés. C’est là que se trouve Marie-Thérèse, la vieille prude. Mais pas son cœur. Dans les catacombes, les cadavres sont privés de leur cœur — leurs cœurs sont conservés dans une autre église ; il faut aller ailleurs pour voir leurs cœurs.
— Au bout du compte, l’histoire sépare tout, entonnait Freud dans les tombes sans cœur.
Au revoir, Marie-Thérèse — et Franz Josef, et Elizabeth, et l’infortuné Maximilien du Mexique. Bien sûr, le chouchou de Franz repose en leur compagnie : l’héritier des Habsbourg, le malheureux Rodolphe le suicidé — lui aussi repose là. Dans les catacombes, Franz se sentait toujours particulièrement déprimé.
Quant à Franny et moi, la déprime nous prenait surtout quand Freud exigeait de prendre le Wipplingerstrasse pour rejoindre la Fittergasse.
— On tourne ici ! lançait-il, la batte de base-bail frémissant dans sa main.
Nous nous trouvions sur la Judenplatz, dans le vieux quartier juif de la ville qui, jusqu’au xine siècle, avait été en fait un ghetto ; les premiers Juifs avaient été expulses en 1421. De la dernière expulsion, nous n’en savions guere plus.
Le plus frustrant c’était que l’itinéraire choisi par Freud, n’offrait à première vue aucun intérêt historique. Freud lançait des adresses de maisons désormais disparues. Il identifiait des immeubles entiers dont il ne restait plus de trace. Et les gens, les gens qu’il connaissait autrefois — eux aussi avaient disparu. C’était un pèlerinage en hommage à des choses que nous ne pouvions pas voir, mais que Freud, lui, voyait encore ; il revoyait 1939, et au-delà, l’époque où, pour la dernière fois, ses yeux avaient contemplé la Judenplatz.
Le jour où le couple du New Hampshire et leur enfant débarquèrent à l’hôtel, Freud avait emmené Lilly à la Judenplatz. Je le devinai à son air déprimé au retour. Je venais de monter les bagages des Américains dans leurs chambres, et, moi aussi, je me sentais déprimé. Dans l’escalier, je n’avais cessé de penser à Ernst qui continuait à décrire à Franny la « position de la vache ». Les valises ne m’avaient pas paru particulièrement lourdes : je me disais que c’était Ernst que je hissais dans l’escalier, que c’était lui que je trimbalais tout en haut de l’Hôtel New Hampshire, pour le balancer par l’une des fenêtre du cinquième.
La femme du New Hampshire laissa courir un instant sa main sur la rampe :
— De la poussière, fit-elle.
Schraubenschlüssel nous croisa sur le palier du second. Du bout de ses doigts aux épaules, ses bras étaient souillés de graisse ; un rouleau de fil de cuivre se balançait à son cou comme un nœud coulant et il étreignait à pleins bras une espèce de boîte, visiblement lourde, qui ressemblait à une batterie géante — une batterie trop grosse pour une Mercedes, devais-je me dire un jour, beaucoup plus tard.
— Salut, Wrench, fis-je.
Mais il grommela sans s’arrêter ; coincé entre ses dents il serrait, avec une délicatesse surprenante chez lui, une sorte de petit fusible gainé de verre.
« Le mécanicien de l’hôtel, expliquai-je, pour simplifier les choses.
— Pas très propre, fit la femme du New Hampshire.
— Y aurait-il une voiture là-haut ? railla le mari.
À l’instant où nous nous engagions dans le couloir du troisième, cherchant à repérer les chambres dans la demi-obscurité, une porte s’ouvrit au cinquième, et le vacarme effréné d’une machine à écrire nous parvint — Fehlgeburt, peut-être, occupée à boucler un manifeste où à rédiger sa thèse sur le romanesque qui, on le sait, est la substance même de la littérature américaine — puis Arbeiter se mit à hurler.
— La compromission ! braillait Arbeiter. Tu es le symbole vivant de la compromission !
— Chaque époque a ses exigences, il faut s’adapter ! brailla Old Billig en retour.
Old Billig se préparait à partir ; J’étais encore empêtré avec les valises et les clefs quand il traversa le palier.
— Toi, le vieux, t’es une vraie girouette, tu te laisses ballotter par le vent ! hurla Arbeiter.
En allemand, bien sûr, et -— pour les Américains, qui ne comprenaient pas l’allemand — sans doute les mots parurent-ils d’autant plus menaçants. Pour ma part, et moi je comprenais, je les trouvai passablement menaçants.
« Un beau jour, le vieux, conclut Arbeiter, le vent va t’emporter !
Old Billig s’arrêta au milieu du palier et se retourna pour interpeller Arbeiter.
— Tu es cinglé ! Tu finiras par nous tuer tous. Tu n’as aucune patience, hurla-t-il.
Quelque part entre le troisième et le cinquième, se déplaçant sans bruit, sa douce silhouette épanouie par les Schlagobers, la bonne Schwanger s’efforçait de les calmer tous les deux, descendant à petits pas quelques marches pour rattraper Old Billig, lui chuchotant quelques mots à l’oreille, puis remontant à petits pas pour rejoindre Arbeiter — mais contrainte cette fois de forcer un peu la voix.
— Ta gueule ! aboya Arbeiter. Va te faire remettre en cloque. Paie-toi un autre avortement. Paie-toi donc tes foutus Schlagobers, railla-t-il lourdement.
— Salaud ! s’écria Old Billig, en revenant sur ses pas. Tout le monde peut rester poli, sauf toi ! Toi, tu n’es même pas un humaniste !
— Je vous en prie, tentait de les amadouer Schwanger. Bitte, bitte…
— T’as envie de Schlagobers ? rugit Arbeiter. Eh bien, moi., j’ai envie de voir les Schlagobers inonder la Kärntnerstrasse, vitupérait-il. J’ai envie de voir les Schlagobers embouteiller le Ring. Des Schlagobers et du sang. Vous verrez ça un de ces jours : partout. Les rues ruisselantes de Schlagobers et de sang !
Je laissai enfin les timides Américains du New Hampshire pénétrer dans leurs chambres poussiéreuses. La nuit n’allait plus tarder, et, là-haut, les joutes oratoires cesseraient bientôt. Mais, en bas, les grognements prendraient le relais, les grincements de lits, le ruissellement constant de l’eau dans les bidets, les allées et venues incessantes de l’ourse — patrouillant le couloir du deuxième — et, de chambre en chambre, le martèlement régulier de la batte de Freud.
Les Américains sortiraient-ils pour aller à l’Opéra ? Reviendraient-ils à temps pour voir Jolanta hisser un poivrot intrépide dans l’escalier — ou le jeter en bas ? Quelqu’un serait-il en train de pétrir Babette, comme de la pâte, dans le hall, tandis que je jouerais aux cartes avec Dark Inge en lui racontant les exploits de Junior Jones ? Elle raffolait des exploits du Bras Noir de la Loi. Dès qu’elle aurait « l’âge », disait-elle, elle ferait ses paquets, puis irait rendre visite à son père en Amérique, histoire de voir de ses yeux les mauvais traitements que l’Amérique infligeait aux Noirs.
Et à quelle heure de la nuit le premier orgasme bidon d’Annie la Gueularde pousserait-il la fillette du New Hampshire à se réfugier près de ses parents dans la chambre voisine ? Tous les trois resteraient-ils jusqu’au matin tapis dans le même lit — à écouter bon gré mal gré les marchandages exténués de Old Billig la putain, ou les coups vaches de Jolanta acharnée à démolir un de ses clients ? Annie la Gueularde m’avait décrit ce qui m’attendait si je m’avisais de toucher à Dark Inge.
— Je tiens Inge à l’écart des hommes, me confia-t-elle. Mais je ne veux pas qu’elle s’imagine qu’elle est amoureuse, ou autre chose. Parce que, en un sens, c’est pire — et moi, je m’y connais. C’est ça la vraie catastrophe. Tu comprends, pas question que je laisse quelqu’un la payer pour faire ça
— jamais — et toi pas question que je te laisse l’avoir pour rien.
— Elle a tout juste l’âge de ma sœur Lilly, dis-je.
— Son âge, on s’en fout, dit Annie la Gueularde. Toi, je te tiens à l’œil.
— T’es assez grand pour avoir la trique, de temps en temps, me dit Jolanta. Je l’ai vu. J’ai l’œil moi, pour les triques.
— S’il t’arrive d’avoir la trique, l’idée pourrait te venir de t’en servir, dit Annie la Gueularde. Mais écoute-moi bien, si jamais l’envie te vient de t’en servir, t’avise pas de toucher à Dark Inge. Sinon, moi, je te la coupe.
— Bien dit, fit Jolanta. Avec nous, tant que tu voudras, jamais avec la gosse. Touche à la gosse, et nous, on te fait la peau. Continue plutôt à soulever tes poids, tu finiras bien par avoir envie de dormir.
— Et, à ton réveil, dit Annie la Gueularde, ta trique, elle aura disparu.
— Pigé ? fit Jolanta.
— Sûr, dis-je.
Jolanta s’appuya alors contre moi et m’embrassa sur la bouche. Un baiser aussi menaçant par son inertie que le baiser du Nouvel An, teinté de vomi, dont m’avait gratifié Doris Wales. Mais quand Jolanta interrompit son baiser, elle s’écarta brusquement, ma lèvre inférieure coincée entre ses dents — et je ne pus réprimer un hurlement. Puis sa bouche me libéra. Je sentis mes bras se soulever d’eux-mêmes
— comme quand je m’exerce à lever ma barre d’un seul bras, au bout d’une demi-heure environ. Mais Jolanta s’écartait à reculons, l’œil aux aguets, ses mains enfoncées dans son sac. Ses mains et son sac, que je ne quittai pas des yeux avant qu’elle soit sortie de ma chambre. Annie la Gueularde n’avait pas bougé.
— Je regrette qu’elle t’ait mordu, dit-elle. Parole, je lui avais pas demandé. Mais c’est une vraie peau de vache. Tu sais ce qu’elle trimbale dans son sac ?
Je n’avais aucune envie de le savoir.
Annie la Gueularde était bien placée pour le savoir. Elle habitait avec Jolanta — m’avait dit Dark Inge. En fait, me dit Dark Inge, non seulement sa mère et Jolanta étaient amies, et plus ou moins lesbiennes, mais Babette aussi vivait avec une femme (une pute qui tapinait dans la Mariahilfer Strasse). De toutes, Old Billig était la seule à vraiment préférer les hommes, et, précisa Dark Inge, Old Billig était si vieille qu’elle ne préférait rien du tout — la plupart du temps.
Ce fut ainsi qu’avec Dark Inge, je restai strictement asexué ; en fait, si sa mère n’avait pas soulevé le sujet, jamais l’idée ne me serait venue d’avoir à son égard des pensées sexuelles. Je m’en tenais strictement à mes fantasmes : mes fantasmes de Franny et de Jolanta. Et, bien sûr, il y avait la cour timide et maladroite que je faisais à Fehlgeburt, notre lectrice. À l’école américaine, toutes les filles savaient où j’habitais, « cet hôtel de la Krugerstrasse », ces jeunes Américains et moi n’appartenions pas en fait à la même classe sociale. On dit souvent qu’en Amérique, la plupart des gens n’ont aucun sentiment de classe, mais je connais les Américains qui vivent à l’étranger, et ils ont une conscience aiguë de la catégorie à laquelle ils appartiennent.
Franny avait son ourse, et aussi, sans doute, tout comme moi, son imagination. Elle avait Junior Jones et ses exploits ; sans doute avait-elle dû faire un gros effort pour l’imaginer définitivement sur la touche. Et elle avait aussi les lettres qu’elle envoyait à Chipper Dove, et son imagination plutôt à sens unique en ce qui le concernait.
À propos des lettres que Franny adressait à Chipper Dove, Susie avait une théorie :
— Elle a peur de lui, disait Susie. En fait, elle est terrifiée à l’idée de le revoir un jour. C’est la peur qui la pousse — la pousse tout le temps à lui écrire. Tu comprends, si elle est capable de lui parler, d’une voix normale — si elle est capable de se persuader qu’elle entretient avec lui une relation normale — eh bien, du coup, il cesse d’être un violeur ; du coup, il ne lui a jamais réellement fait ce qu’il lui a fait, et elle n’a plus besoin d’affronter cette réalité. Parce que, conclut Susie, elle a peur que Dove ou quelqu’un dans son genre lui fassent subir un nouveau viol.
Je réfléchis à cette théorie. Peut-être Susie l’ourse n’était-elle pas l’ourse intelligente dont avait rêvé Freud, mais, à sa façon, elle était intelligente
Je n’ai jamais oublié une chose que me dit un jour Lilly à son sujet :
— On peut se moquer de Susie sous prétexte qu’elle a peur d’être tout simplement un être humain, et d’être obligée d’affronter — comme elle dirait — d’autres êtres humains. Mais beaucoup d’êtres humains éprouvent ce sentiment, et combien ont assez d’imagination pour vouloir y changer quelque chose ? Il est sans doute absurde de traverser la vie dans une peau d’ourse, mais il faut l’admettre, cela exige de l’imagination, concluait Lilly.
Et, bien sûr, vivre par l’imagination, cela nous connaissait. Notre père prospérait en ce domaine, son hôtel était né de son imagination. Il n’y avait qu’en imagination que Freud voyait. Franny, si calme dans le présent, regardait elle aussi vers l’avenir — quant à moi, le plus souvent, je regardais Franny (guettant des signaux, des indices précieux, des instructions). De nous tous, c’était peut-être Frank dont l’imagination était la plus féconde ; il avait inventé son propre monde et y demeurait enfermé. Et Lilly, à Vienne, avait une mission — qui devait la préserver du danger, pour un temps. Lilly avait décidé de grandir. Elle ne pouvait espérer réussir que grâce à son imagination, car, par ailleurs, nous ne constations en elle que peu de changements.
Lilly, à Vienne, se mit en fait à écrire. Les lectures de Fehlgeburt l’avaient contaminée. Lilly avait décidé, tout simplement, de devenir écrivain, et cette idée nous inhibait tellement que jamais nous n’abordâmes franchement le sujet — pourtant dès le début, nous savions ce qu’elle faisait. Et elle-même se sentait tellement inhibée que, de son côté, elle ne l’avoua jamais. Mais nous savions tous que Lilly écrivait quelque chose. Pendant près de sept ans, elle écrivit, sans trêve. Nous connaissions le bruit de sa machine à écrire, différent de celui des extrémistes. Lilly tapait très lentement.
— Qu’est-ce que tu fais, Lilly ? lui demandait parfois quelqu’un, en frappant à sa porte toujours fermée à clef.
— J’essaie de grandir, faisait Lilly.
Et nous adoptâmes nous aussi cet euphémisme. Si Franny parvenait à dire qu’elle avait été tabassée, alors qu’elle avait été violée — si Franny pouvait s’en tirer ainsi, songeais-je — , pourquoi ne pas laisser Lilly dire qu’elle « essayait de grandir », quand bien même (nous le savions tous) « elle essayait d’écrire ».
Aussi, quand je lui annonçai que les gens du New Hampshire avaient une petite fille de son âge, Lilly se borna à dire :
« Et alors ? Pour l’instant je suis occupée à grandir. Peut-être que j’irai lui dire bonjour, après dîner.
Entre autres malédictions qui accablent les timides — dans les hôtels minables — , leur timidité les empêche souvent de partir. Leur timidité est telle qu’ils n’osent même pas se plaindre. Et leur timidité va de pair avec une certaine politesse ; s’ils décident de partir sous prétexte qu’un Schraubenschlüssel leur a fait peur dans l’escalier, ou qu’une Jolanta a mordu quelqu’un au visage dans le hall, ou parce qu’une Annie la Gueularde pousse des hurlements à glacer le sang dans les veines — et même s’ils trouvent des poils d’ours dans le bidet, n’empêche qu’ils se confondent en excuses.
Mais tel ne fut pas le cas de la femme du New Hampshire. Elle avait plus de cran que la plupart de nos timides. Elle survécut aux racolages des putes, en début de soirée (ils étaient sans doute sortis dîner). Ils survécurent jusqu’à minuit sans se plaindre ; pas même un coup de fil pour se renseigner à la réception. Frank étudiait en compagnie de son mannequin. Lilly essayait de grandir. Franny était de sei vice à la réception, dans le hall où patrouillait Susie l’ourse — comme toujours sa présence incitait les clients des putes à se tenir tranquilles. Je me sentais agité. (Je me sentis agité pendant sept ans, mais, ce soir-là, j’étais particulièrement agité.) J’avais passé un moment au Kaffee Mowatt à jouer aux fléchettes avec Dark Inge et Old Billig la putain. Ce soir-là, une fois de plus, les affaires ne marchaient pas fort pour Old Billig. Annie la Gueularde avait levé un miché au moment où il traversait la Kärntnerstrasse pour enfiler la Krugerstrasse. J’attendais mon tour devant la cible, quand Annie la Gueularde et son compagnon, un homme à l’air furtif, se pointèrent au Kaffee Mowatt ; Annie la Gueularde nous repéra aussitôt, Dark Inge, Old Billig et moi.
— Il est minuit passé, Inge dit-elle. Il faut que tu ailles dormir. Demain, tu as école.
Du coup, plus ou moins en bande, nous reprîmes le chemin de l’Hôtel New Hampshire, Annie la Gueularde et son miché quelques pas devant, Inge et moi encadrant Old Billig, qui parlait de la France et de la vallée de la Loire.
— C’est là que j’aimerais me retirer, disait-elle, ou aller passer mes prochaines vacances.
Dark Inge et moi le savions, Old Billig passait toujours ses vacances — toutes ses vacances — à Baden, dans la famille de sa sœur. Elle prenait un car ou un train à l’arrêt situé en face de l’Opéra ; pour Old Billig, Baden serait toujours plus facile d’accès que la France.
Dans le hall, Franny nous annonça que tous les clients étaient rentrés. Les gens du New Hampshire avaient regagné leurs chambres une heure plus tôt environ. Le jeune couple suédois s’était mis au lit encore plus tôt. Il y avait aussi un vieil homme du Burgenland qui n’avait pas quitté sa chambre de toute la soirée, et un groupe d’Anglais, fanatiques de la bicyclette, qui étaient rentrés ivres, puis étaient descendus au sous-sol vérifier leurs vélos, et avaient tenté de chahuter avec Susie (qui y avait mis bon ordre au prix de quelques grognements) ; ils étaient sans doute en train de cuver dans leurs chambres. Je montai dans ma chambre pour m’exercer aux poids — et passai devant chez Lilly à l’instant magique où sa lumière s’éteignait ; elle avait cessé de grandir pour la nuit. J’empoignai la longue barre et fis quelques flexions d’un bras, mais le cœur n’y était pas ; il était trop tard. Je ne m’exerçais que par ennui. Dans la chambre de Frank, le mannequin de couturière heurta la cloison ; Frank travaillait, quelque chose avait dû le mettre en rogne, et il passait ses nerfs sur le mannequin — ou peut-être lui aussi mourait-il d’ennui. Je cognai sur le mur.
— Attention aux fenêtres ouvertes, dit Frank.
— Wo ist die Gemutlichkeit ? chantonnai-je, sans conviction.
Puis, j’entendis les pas de Franny et de Susie l’ourse qui se faufilaient dans le couloir,
« Quatre cent soixante-quatre, Franny ! chuchotai-je.
Puis ce fut le bang sourd de la batte de Freud, qui dégringolait d’un lit au-dessus de ma tête. Le lit de Babette, bien sûr. Mon père, selon son habitude, dormait à poings fermés — en faisant de beaux rêves, sans doute ; des rêves à la chaîne. Sur le palier du premier, une voix d’homme lâcha quelques mots indistincts, et Jolanta lui donna la réplique. Elle répliqua en le balançant dans l’escalier.
— Sorrow ! murmura la voix de Frank.
Franny avait entonné la chanson que seule Susie pouvait lui faire chanter, aussi essayai-je de me concentrer sur la bagarre qui faisait rage dans l’entrée. Il était net que Jolanta avait le dessus, et facilement. L’homme était le seul à souffrir.
— T’as une bite molle comme une vieille chaussette mouillée, et t’as le culot de dire que c’est de ma faute ? vitupérait Jolanta.
Suivit un bruit sourd, l’homme venait d’encaisser un coup. Un revers de main sur la mâchoire ? supputai-je. Difficile à dire, mais suivit le bruit d’une nouvelle chute — cette fois, aucun doute. L’homme dit quelque chose, mais d’une voix étranglée. Jolanta essayait-elle de l’étouffer ? Fallait-il interrompre la chanson de Franny ? Était-il temps d’alerter Susie l’ourse ? Je me le demandais.
Et, soudain, j’entendis Annie la Gueularde. Je suis prêt à parier que, dans la Krugerstrasse, tout le monde entendit Annie. Je parierais que même les gens chics qui, en sortant de l’Opéra, s’étaient arrêtés au bar du Sacher, et rentraient maintenant chez eux par la Kârntnerstrasse, entendirent le hurlement de Annie la Gueularde.
À Vienne, en 1969, un certain jour de novembre — cinq ans après notre départ — , deux faits divers, en apparence dépourvus de tout lien, firent la une des journaux du matin. À dater du 17 novembre 1969, annonçait le premier, il serait interdit aux prostituées de racoler dans le Graben et la Kârntnerstrasse — de même que dans les rues transversales qui aboutissent à la Kârntnerstrasse — à l’exception de la Krugerstrasse. Il y avait trois siècles que les putains étaient chez elles dans ces rues, mais, dès la fin de 1969, il ne leur resterait plus que la Krugerstrasse. Selon moi, les Viennois avaient renoncé à sauver la Krugerstrasse avant 1969. Selon moi, ce fut l’orgasme bidon d’Annie la Gueularde qui, la nuit où les gens du New Hampshire descendirent chez nous, emporta la décision officielle. Cet orgasme bidon fut le coup de grâce porté à la Krugerstrasse.
Et, en cette même journée de 1969 où les autorités autrichiennes proclamèrent leur décision de cantonner les prostituées de la Kàrntnerstrasse dans la Krugerstrasse, les journaux révélèrent une autre nouvelle : un des ponts du Danube, un pont tout neuf, venait de se fissurer ; quelques heures à peine après les cérémonies d’inauguration, le pont se fissura. À en croire la théorie officielle, le coupable n’était autre que le pauvre soleil. À mon avis, le soleil n’était pas le coupable. Hormis Annie la Gueularde, personne n’était capable de faire se fissurer un pont — même un pont flambant neuf. Une fenêtre de la chambre où elle opérait avait dû restei ouverte.
Quand Annie la Gueularde simulait un orgasme, elle aurait pu tirer de leurs tombes les cadavres éviscérés des Habsbourg.
La nuit où la timide famille du New Hampshire s’arrêta chez nous, Annie la Gueularde battit le record de tous les orgasmes bidons qu’elle s’arracha pendant tout notre séjour à Vienne. Un orgasme de sept ans. Suivit presque aussitôt un bref glapissement, un seul, poussé par son partenaire, et, glacé de terreur, je me penchai pour empoigner à tâtons une de mes barres. Dans la chambre de Frank, le mannequin décolla du mur et Frank lui-même se dirigea à pas lourds vers sa porte. La jolie chanson de Franny fut coupée net en plein crescendo, tandis que Susie l’ourse, je le savais, cherchait frénétiquement à récupérer sa tête. Quant à Lilly, même si elle avait réussi à grandir un peu avant d’éteindre sa lampe, sans doute perdit-elle d’un seul coup trois centimètres quand le hurlement d’Annie la Gueularde la fit se contracter d’horreur.
— Seigneur Dieu ! s’écria mon père.
Le type, que Jolanta était en train de rosser dans le hall, retrouva assez de force pour se dégager et se précipiter dans la rue. Quant aux autres prostituées qui déambulaient dans la Krugerstrasse — je les imagine facilement en train de s’interroger. Dire que certains considèrent cç métier comme « le commerce le plus aimable du mondent pensaient-elles sans doute.
Quelqu’un gémissait. Babette, terrorisée, et brusquement incapable de suivre le rythme de Freud ? Freud qui, en guise d’arme, cherchait à tâtons à empoigner sa batte ? Dark Inge, enfin inquiète pour sa mère ? Et il me sembla que — là-haut au cinquième — une des machines à écrire décollait d’une table pour s’écraser sur le plancher.
Moins d’une minute plus tard, nous nous retrouvions tous dans le hall, et nous nous précipitions vers le deuxième. Jamais je n’avais vu Franny bouleversée à ce point ; Lilly la rejoignit et se pendit à sa taille. Frank et moi, pareils à deux soldats, nous postâmes côte à côte, attirés sans un mot vers le cri terrifiant. Le cri avait cessé, mais le silence qu’Annie la Gueularde avait laissé dans son sillage était presque aussi terrifiant que son mugissement. Jolanta et Susie l’ourse ouvraient la marche — pareilles à deux gros bras qui, farouches, s’avançaient vers une bande de voyous inconscients de leur approche.
« Des ennuis, marmonnait papa. On dirait que cette fois nous avons des ennuis.
Sur le palier du premier, nous nous heurtâmes à Freud armé de sa batte, appuyé sur Babette.
— Ça ne peut pas durer, disait Freud. Aucun hôtel n’y tiendrait, quel que soit le genre de la clientèle — c’en est trop, cette fois c’est intolérable.
— Earl ! fit Susie, hérissée de fureur.
Une fois de plus, Jolanta avait enfoui ses mains dans son sac. Quelqu’un gémissait toujours, et je compris que c’était Dark Inge, trop effrayée pour chercher à savoir ce qui avait arraché à sa mère ce hurlement incroyable.
Parvenus devant la porte d’Annie, nous constatâmes que nos clients du New Hampshire étaient loin d’être aussi timides que nous l’avions cru. Certes, la fille paraissait à demi morte de peur, mais elle parvenait à se tenir debout pratiquement sans aide, et ne prenait que légèrement appui sur son père tout tremblant. Il avait passé un peignoir à raies rouges et blanches par-dessus son pyjama. Sa main étreignait le socle d’une lampe de chevet, dépouillée de son ampoule et de son abat-jour, le fil enroulé autour de son poignet — pour en faire une arme plus efficace, sans doute. La femme se tenait tout contre la porte.
— C’est ici, annonça-t-elle, le doigt pointé vers la porte d’Annie la Gueularde. Et ça vient de s’arrêter. Je parie qu’ils sont tous morts.
— En arrière, fit son mari, la lampe tressautant dans sa main. Ce n’est sûrement pas un spectacle pour les femmes et les enfants.
La femme foudroyait Frank du regard — sans doute se souvenait-elle que c’était lui qui, à la réception, les avait admis dans cet asile de fous.
— Nous sommes des Américains, dit-elle d’un ton belliqueux. Jamais encore nous n’avons rien subi d’aussi sordide, mais si personne n’a le cran d’entrer, moi je m’en charge.
— Vous ? fit papa.
— C’est clair, il s’agit d’un crime, dit le mari.
— Rien ne pourrait être plus clair, renchérit la femme.
— Avec un couteau, dit la fille qui, involontairement, se recroquevilla.
Elle frissonnait accrochée à son père.
« Je suis sûre que c’était un couteau, chuchota-t-elle d’une voix imperceptible.
Le mari lâcha la lampe, qu’il ramassa aussitôt.
— Alors ? dit la femme en regardant Frank.
Mais Susie l’ourse se porta en avant.
— Laissez faire l’ourse ! dit Freud. Pas d’histoires avec les clients, laissez faire l’ourse !
— Earl ! fit Susie.
Le mari, croyant que l’ourse se préparait à les attaquer, pointa, d’un geste menaçant, la lampe vers le visage de Susie.
— Surtout ne mettez pas l’ourse en colère ! l’avertit Frank.
Et tous trois battirent en retraite.
— Attention, Susie, dit Franny.
— Un crime, murmura la femme du New Hampshire.
— Quelque chose d’innommable, fit le mari.
— Un couteau, fit la fille.
— C’était tout simplement un foutu orgasme, dit Freud. Bonté divine, vous avez donc jamais eu d’orgasme.
La main plaquée sur le dos de Susie, Freud se porta
lourdement en avant ; il assena sa batte sur la porte et chercha la poignée à tâtons.
« Annie ! lança-t-il.
Je constatai que Jolanta suivait sur les talons de Freud, comme son ombre démesurée — ses mains redoutables enfouies dans son sac noir. Susie renifla le bas de la porte, avec un grognement convaincant.
— Un orgasme ? dit la femme qui, d’un geste automatique, plaqua ses mains sur les oreilles de sa fille.
— Mon Dieu, répéta souvent Franny par la suite. Ils se fichaient éperdument que leur fille soit témoin d’un crime, mais ils refusaient de la laisser entendre parler d’un orgasme. Y a pas à dire, ils sont bizarres, les Américains.
Susie l’ourse donna un bon coup d’épaule dans la porte, et Freud faillit perdre l’équilibre. L’extrémité de sa batte glissa sur le plancher, mais Jolanta rattrapa le vieillard et l’accota contre le chambranle, et Susie s’engouffra en rugissant dans la chambre. À l’exception de ses bas et de son porte-jarre telles, Annie la Gueularde était complètement nue ; elle fumait une cigarette et, penchée sur l’homme allongé inerte sur le lit, elle lui soufflait la fumée au visage ; il ne bronchait pas, ne toussait pas et, à l’exception des chaussettes vert foncé, était lui aussi totalement nu.
— Mort ! hoqueta la femme du New Hampshire.
— Tod ? chuchota Freud. Je veux savoir !
Extirpant ses mains de son sac, Jolanta enfonça son poing dans le bas-ventre de l’homme. Les genoux remontèrent d’un mouvement instinctif et il toussa ; puis il redevint tout flasque.
— Non, il n’est pas mort, dit Jolanta qui, d’un pas résolu, se fraya un chemin vers la porte et sortit.
— Il a tourné de l’œil entre mes bras, c’est tout, dit Annie la Gueularde, d’un air surpris.
Réflexion faite, quand Annie la Gueularde parvenait à donner à quelqu’un l’illusion qu’elle jouissait, personne n’aurait pu demeurer conscient sans perdre l’esprit. Sans doute était-il plus sage de tourner de l’œil que de s’accrocher et de repartir cinglé.
— C’est… c’est une putain ? demanda le mari.
Et, cette fois, ce fut sa femme qui plaqua les mains sur les oreilles de sa fille ; elle essaya même de lui cacher les yeux.
— Dites donc, vous êtes aveugle ou quoi ? demanda Freud. Bien sûr que c’est une putain !
— Nous sommes toutes des putains, précisa Dark Inge qui, surgie du néant, se serrait étroitement contre sa mère — ravie de voir qu’elle était indemne. Y a pas de mal à ça, non ?
— Bon, ça va, ça va, fit papa. Tout le monde au lit !
— Et ce sont vos enfants ? demanda la femme du New Hampshire à papa en nous désignant d’un grand geste quelque peu perplexe.
— Ma foi, oui, quelques-uns, dit papa d’un ton aimable.
— Vous devriez avoir honte, fit la femme. Exposer des enfants à cette vie sordide.
Je ne pense pas que l’idée eût effleuré notre père que nous étions « exposés » à quelque chose de particulièrement « sordide ». De plus, jamais ma mère n’aurait osé parler à mon père sur ce ton. Néanmoins, il accusa le coup. Franny affirma par la suite qu’elle avait vu une expression d’authentique stupéfaction se peindre sur son visage — peu à peu remplacée par quelque chose qui ressemblait fort à du remords et que jamais nous ne devions lui revoir— , au point que malgré le chagrin que nous causeraient parfois les rêveries de mon père, nous préférerions toujours lui voir l’air rêveur que coupable ; nous étions capables d’accepter qu’il soit hors du coup, mais jamais nous ne l’aurions aimé autant s’il avait été du genre angoissé, s’il avait été vraiment « responsable », comme en principe sont censés l’être les pères.
— Lilly, tu n’as rien à faire ici, ma chérie, dit papa, en écartant Lilly de la porte.
— C’est bien mon avis, dit le mari, qui maintenant s’évertuait en vain à boucher à la fois les oreilles et les yeux de sa fille — incapable pourtant de s’arracher au spectacle.
— Frank, reconduis Lilly dans sa chambre, je te prie, dit papa, d’une voix calme. Franny, ma chérie, ça va, toi ?
— Mais oui, dit Franny.
— J.e suis désolé Franny, dit papa, en l’entraînant dans le couloir. Désolé, pour tout.
— Désolé ! fit la femme, d’un ton sarcastique. Il expose ses enfants à des choses répugnantes et il est désolé !
Franny s’en prit alors à elle. Personne, sauf nous, n’avait le droit de critiquer notre père.
— Espèce de pauvre connasse, fit Franny.
— Franny ! protesta papa.
— Espèce de pouffiasse, renchérit Franny. Et vous, pauvre minable, assez de pleurnicheries, dit-elle à l’homme. Je connais quelqu’un qui lui, serait capable de vous montrer ce qui est « répugnant », Aybha ou gajâsana, leur dit Franny à tous les deux. Vous savez ce que c’est ?
Moi je savais ; je sentis mes mains se mouiller de sueur.
« La femme est couchée sur le ventre, expliqua Franny, et l’homme s’étend sur elle, il cambre les reins et il arque le dos.
Au mot « reins » la femme ferma les yeux ; le malheureux mari semblait vouloir boucher les yeux et les oreilles de sa famille tout entière.
« Ça, c’est la position de l’éléphant, précisa Franny.
Un violent frisson me secoua. La « position de l’éléphant » était une des deux positions principales (l’autre était celle de la vache) dans le groupe vyanta ; c’était la position de l’éléphant que décrivait Ernst de sa voix la plus rêveuse. Une nausée me monta aux lèvres, et soudain Franny fondit en larmes. Très vite, papa se hâta de l’entraîner — Susie l’ourse, l’air soucieux mais plus bourru que jamais, les suivit en gémissant.
Le client, qui s’était évanoui quand Annie la Gueularde avait porté le coup de grâce à la Krugerstrasse, finit par reprendre ses esprits. Freud et moi, les trois clients du New Hamsphire, Annie la Gueularde, sa fille et Babette, nous ne le quittions pas des yeux, et il ne savait plus où se mettre. Du moins, la présence de l’ourse — et du reste de ma famille — lui était-elle épargnée. Comme toujours en retard, Old Billig surgit à son tour ; elle venait de se réveiller.
— Qu’est-ce qui se passe, me demanda-t-elle.
— Comment, Annie la Gueularde ne t’a pas réveillée, fis-
je.
— Y a beau temps qu’Annie ne me réveille plus, dit Old
13
I
Billig. Y a bien assez de ces foutus comploteurs du quatrième.
Je jetai un coup d’œil à ma montre, il n’était même pas deux heures du matin.
— Tu dors encore, chuchotai-je à Old Billig. Il est encore trop tôt pour les extrémistes.
— Je suis tout à fait réveillée, dit Old Billig. Les | extrémistes, y en a plusieurs qui ne sont pas rentrés chez eux hier soir. Il leur arrive de rester toute la nuit. En général, ils se tiennent tranquilles. Mais sans doute qu’Annie la Gueu-larde les aura dérangés. Ils ont fait dégringoler quelque chose. Et après, ils se sont engueulés comme des cinglés, en essayant de ramasser leur truc.
— Ils n’ont pas le droit de passer la nuit ici, dit Freud.
— Tout ça est trop sordide, je n’en peux plus, dit la femme du New Hampshire, comme dépitée que personne ne s’occupe plus d’elle.
— J’ai tout vu, dit Freud, d’un ton mystérieux. Tout ce qui est sordide. On s’y habitue.
Babette déclara qu’elle en avait sa claque pour la nuit, et partit pour rentrer chez elle. Annie la Gueularde alla remettre Dark Inge au lit. Toujours honteux, le partenaire d’Annie tenta de filer le plus discrètement possible, mais la famille du New Hampshire le suivit des yeux jusqu’au moment où il passa la porte. Freud, Old Billig et moi étions restés sur le palier du premier, et Jolanta nous rejoignit. L’oreille tendue, nous surveillions l’escalier, mais les extrémistes — à supposer qu’ils fussent encore là -— étaient maintenant silencieux.
— Je suis trop vieille pour grimper ces escaliers, dit Old Billig, et trop astucieuse pour aller fourrer mon nez là où je suis pas invitée. Mais ils sont là-haut. Allez voir.
Sur quoi, elle regagna la rue — et son aimable commerce.
— Je suis aveugle, admit Freud. Il me faudrait la moitié de la nuit pour grimper là-haut, et même s’ils étaient là, je ne verrais rien.
— Passe-moi ta batte, Freud, dis-je. Je vais y aller, moi.
— Je t’accompagne, ça suffit, dit Jolanta. On s’en fout de la batte.
— D’ailleurs, la batte, j’en ai besoin, dit Freud.
Lui souhaitant bonne nuit, Jolanta et moi, nous nous engageâmes dans l’escalier.
« À la moindre des choses, dit Freud, n’hésitez pas à me réveiller. Ou, alors, attendez demain matin pour me mettre au courant.
Jolanta et moi, nous nous figeâmes quelques instants sur le palier du troisième, mais, l’oreille tendue, à part les racle-ments des meubles que les gens du New Hampshire repoussaient contre leurs portes, nous n’entendîmes rien. Le jeune couple suédois, apparemment accoutumé à d’autres genres d’orgasmes, dormait toujours à poings fermés. Qui sait si le vieillard du Burgenland n’avait pas rendu le dernier soupir dans sa chambre. Au quatrième, les cyclistes britanniques étaient probablement encore en train de cuver leur cuite, mais alors que Jolanta et moi restions là, sur le palier, l’oreille tendue, nous nous trouvâmes soudain nez à nez avec un des cyclistes.
— Bougrement bizarre, chuchota-t-il.
— Quoi donc ? fis-je.
— - Y m’a semblé entendre un sacré hurlement, dit-il. Mais ça venait d’en bas. Et, maintenant, je les entends trimbaler le corps là-haut. Sacrément bizarre.
Il jeta un coup d’oeil à Jolanta.
« Elle parle anglais, la pute ? me demanda-t-il.
— La pute est avec moi, dis-je. Si vous retourniez vous mettre au lit ?
Je devais avoir dix-huit ou dix-neuf ans ; mon entraînement aux haltères, remarquais-je, commençait à porter ses fruits. Le cycliste britannique n’insista pas et retourna se mettre au lit.
— Qu’est-ce qui se passe, à ton avis, Jolanta, demandai-je, avec un hochement de tête en direction du cinquième plongé dans un silence absolu.
Elle eut un haussement d’épaules ; rien qui ressemblât, même de loin, au haussement d’épaules de maman, ou à celui de Franny, mais un haussement d’épaules très féminin. Ses mains plongèrent dans le redoutable sac.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, de leurs trucs ? demanda-t-elle. Qu’ils changent le monde si ça leur chante, moi, ils me changeront pas.
D’une certaine façon je me sentis rassuré, et nous reprîmes notre ascension. Je n’avais pas remis les pieds au cinquième depuis que, trois ou quatre ans plus tôt, j’avais aidé à déménager les machines à écrire et les meubles de bureau. Même le couloir avait changé d’aspect. Une pile de caisses et des bidons encombraient le couloir — des produits chimiques ou du vin ? Je me posais des questions. Davantage de produits chimiques que n’en nécessitait l’unique machine à polycopier, en tout cas — mais s’agissait-il bien de produits chimiques ? Des lubrifiants pour la voiture, peut-être ; je n’en avais aucune idée. Je fis ce qu’il y avait de plus innocent ; je frappai à la première porte qui se présenta à nous.
Ernst vint ouvrir ; il souriait.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Pas moyen de dormir ? Trop d’orgasmes.
Il aperçut Jolanta, juste derrière moi.
« Vous cherchez un coin plus tranquille ? fit-il.
Sur quoi, il nous invita à entrer.
La chambre communiquait avec deux autres — je me souvenais qu’autrefois elle ne communiquait qu’avec une seule chambre — , et son contenu me parut substantiellement différent, bien que, depuis tant d’années, je n’aie jamais vu personne apporter ou emporter le moindre objet volumineux ; uniquement les choses dont, supposai-je, Schraubenschlüssel avait besoin pour entretenir la voiture.
Schraubenschlüssel se trouvait lui aussi dans la chambre, ainsi qu’Arbeiter — l’inlassable Arbeiter. Sans doute était-ce une des grosses caisses semblables à des batteries que Old Billig et moi avions entendue dégringoler sur le plancher, car toutes les machines à écrire se trouvaient reléguées dans une autre partie de la pièce ; de toute évidence, personne n’avait tapé à la machine. J’aperçus quelques cartes — peut-être des épures — étalées çà et là, et aussi du matériel pour automobiles qu’en général on s’attend à voir entreposé dans un garage, et non dans un bureau : produits chimiques, accessoires électriques. Je ne vis pas Old Billig, celui qui avait traité Arbeiter de cinglé. Quant à ma douce Fehlgeburt, en bonne petite étudiante de littérature américaine, elle était sans doute chez elle, à dormir ou à lire. À mon avis, il n’y avait là que les mauvais extrémistes : Ernst, Arbeiter et Wrench.
— Pour un orgasme, c’était un sacré orgasme cette nuit ! dit Schraubenschlüssel, avec un regard railleur en direction de Jolanta.
— Bidon, comme toujours, fit Jolanta.
— Qui sait, il était peut-être vrai celui-là, dit Arbeiter.
— On peut toujours rêver, fit Jolanta.
— T’as choisi la plus coriace comme garde du corps, pas vrai ? railla Ernst. T’as choisi la peau de vache, à ce que je vois.
— Toi, à part écrire, t’es bon à rien, le contra Jolanta. T’es peut-être même pas capable de bander.
— Y a une position qui, pour toi, serait parfaite, lui dit Ernst.
Mais je ne tenais pas à en entendre davantage. Ils me terrorisaient tous.
— On s’en va, dis-je. Pardon de vous avoir dérangés. Mais on ne savait pas qu’il y avait quelqu’un ici la nuit.
— On est bien obligés de veiller de temps en temps, sinon le travail s’accumule, expliqua Arbeiter.
Toujours côte à côte, nous leur souhaitâmes bonne nuit ; les robustes mains de Jolanta serraient quelque chose au fond de son sac. Mais, au moment de sortir — et ce ne fut pas un effet de mon imagination — , j’aperçus une autre silhouette tapie dans l’ombre de la chambre du fond. Une silhouette qui, elle aussi, portait un sac, mais en avait sorti l’objet qu’il contenait — braqué d’une main ferme sur Jolanta et sur moi. Je ne fis que les entrevoir une fraction de seconde, elle et son revolver, avant que de nouveau elle se fonde dans l’ombre ; Jolanta referma la porte. Jolanta qui n’avait rien vu ; Jolanta qui n’avait pas quitté Ernst des yeux. Mais moi, je l’avais vue : notre douce et maternelle extrémiste, Schwanger — un revolver à la main.
— Au fait, Jolanta, qu’est-ce que tu trimbales dans ton sac ? demandai-je.
Elle haussa les épaules. Je lui souhaitai bonne nuit, mais sa grosse main se plaqua sur ma braguette et me tint quelques instants ; j’avais jailli de mon lit et enfilé quelques vêtements avec tant de précipitation que je n’avais pas pris le temps de passer un slip.
— T’as l’intention de me renvoyer dans la rue ? fit-elle. J’ai envie de tirer encore un coup ce soir avant de laisser tomber.
— Trop tard pour moi, dis-je.
Mais je me sentais durcir dans sa main.
— Trop tard, on le dirait pas.
— Je crois que j’ai laissé mon portefeuille dans mon autre pantalon, mentis-je.
— Je te ferai crédit, dit Jolanta. Je te fais confiance.
— Combien ? fis-je, comme elle me serrait plus fort.
— Pour toi, prix d’ami, trois cents schillings.
Mais, je le savais, c’était trois cents schillings pour tout le monde.
— C’est trop, dis-je.
— On le dirait pas, fit-elle, avec une brusque torsion.
J’étais très dur, et je tressaillis de douleur.
— Tu me fais mal, dis-je. Désolé, j’ai pas envie.
— Que si, t’en as envie, dit-elle.
Mais elle n’insista pas. Elle jeta un coup d’œil à sa montre et haussa de nouveau les épaules. Elle m’accompagna jusque dans le hall ; je lui souhaitai de nouveau bonne nuit. Comme nous nous séparions, moi pour regagner ma chambre, elle la Krugerstrasse, Annie la Gueularde rentrait — avec une nouvelle victime. Je m’allongeai sur mon lit, me demandant si je parviendrais à trouver un sommeil suffisamment profond pour que le prochain orgasme bidon ne puisse m’en tirer ; je n’y arriverais jamais, me dis-je et je restai les yeux grands ouverts à attendre — après quoi, espérais-je, il me resterait amplement le temps de dormir. Mais, cette fois, il se fit attendre longtemps ; je commençais à me dire qu’il s’était déjà produit, que je m’étais assoupi et qu’il m’avait échappé, et que — comme dans la vie elle-même — je m’imaginais que ce qui était sur le point de se produire avait déjà eu lieu, était déjà terminé, et je m’autorisai enfin à ne plus y penser quand, quelques instants plus tard, je sursautai de surprise. Ce fut de ce sommeil de plomb — qui suit l’instant où l’on vient de sombrer — que me tira l’orgasme bidon d’Annie la Gueularde.
— Sorrow ! hurla Frank dans ses rêves, à l’instar du pauvre Iowa Bob réveillé par le « pressentiment » qui devait précipiter sa mort.
Je le jure, je crus sentir Franny se crisper dans son sommeil. Susie s’ébroua. « Quoi ? » lança Lilly. L’Hôtel New Hampshire tout entier frissonna, comme sous le poids du silence qui suit un grondement du tonnerre. Peut-être fut-ce plus tard, alors que je dormais pour de bon, que je perçus un bruit, le bruit d’un lourd fardeau que l’on traînait dans l’escalier, jusqu’à la porte du hall, que l’on hissait dans la voiture de Schraubenschlüssel. Un bruit furtif, sur lequel d’abord je me mépris : je crus qu’un des clients de Jolanta était peut-être mort et qu’elle transportait le cadavre dans la rue, mais elle n’aurait pas pris la peine d’être discrète. C’est le fruit de ton imagination, me disais-je dans mon sommeil, quand soudain Frank cogna sur la cloison.
— Attention aux fenêtres ouvertes, chuchotai-je.
Frank et moi, nous rejoignîmes dans le hall. Nous
épiâmes par la fenêtre les extrémistes qui hissaient quelque chose dans leur voiture. Quelque chose de lourd et d’inerte ; l’idée m’effleura un instant qu’il s’agissait du cadavre de Old Billig — l’extrémiste — mais jamais ils n’auraient pris autant de précautions pour manier un cadavre. La chose fut installée sur la banquette arrière, appuyée au dossier et coincée entre Arbeiter et Ernst. Puis Schraubenschlüssel se mit au volant pour l’emporter.
Comme la voiture démarrait, Frank et moi aperçûmes de profil à travers la vitre les contours indistincts de la chose mystérieuse — légèrement affaissée contre Ernst, plus grosse que lui, avec une tendance à s’écarter de Arbeiter, qui l’étreignait vainement de son bras, comme s’il tentait désespérément de récupérer une amante obstinée à le fuir. La chose n’avait visiblement rien d’humain, par contre elle avait quelque chose de bizarrement animal. Je suis sûr, maintenant, bien entendu, qu’il s’agissait d’un engin purement mécanique, mais dans la voiture en mouvement, sa forme avait quelque chose d’animal— comme si Ernst le pornographe et Arbeiter avaient coincé un ours entre eux ou un gros chien. Il s’agissait en fait d’une
simple cargaison de chagrin, comme Frank et moi — et tous
— l’apprendrions bientôt — , mais le mystère me harcelait. Je tentai de décrire l’incident à Freud et à mon père (et
aussi ce dont Jolanta et moi avions été témoins au quatrième). Je tentai également de décrire le climat de l’affaire à Franny et à Susie l’ourse. Frank et moi eûmes une longue conversation au sujet de Schwanger.
— Je suis certain que, pour le revolver, tu te trompes, dit Frank. Sûrement pas Schwanger. D’accord, elle était peut-être là-haut. Peut-être ne voulait-elle pas que tu la mettes dans le même sac que les autres, ce qui fait qu’elle se cachait. Mais un revolver, impossible. Et jamais elle ne serait allée le braquer sur toi. Elle nous considère comme ses enfants
— elle nous l’a dit ! Tu te fais encore une fois des idées, conclut Frank.
Sorrow flotte ; sept ans dans un lieu que l’on déteste, c’est long. Du moins, croyais-je Franny hors de danger ; et, pour moi, comme toujours, c’était là l’essentiel. Franny était dans les limbes. Elle se laissait vivre, faisait du sur-place en compagnie de Susie l’ourse, ce qui fait que moi aussi je m’accommodais de ce répit.
À l’université, Lilly et moi décidâmes de nous spécialiser en littérature américaine (à l’immense joie de Fehlgeburt). Le choix de Lilly s’expliquait, bien sûr, par son désir de devenir écrivain — et son désir de grandir. Quant à moi, mon choix n’était qu’une façon détournée parmi d’autres pour briser l’indifférence de Miss Fausse Couche ; qu’aurais-je pu imaginer de plus romantique ? Franny se spécialiserait en théâtre, le théâtre universel — comme toujours le poids lourd de la famille ; jamais nous ne pourrions la rattraper. Quant à Frank ; il suivit le conseil de Schwanger, un consei maternel et extrémiste ; il se spécialisa en économie. Connaissant Freud et papa, nous savions tous qu’il était indispensable que quelqu’un se dévoue. Et ce serait Frank qui un jour nous sauverait tous, avec le temps, d’où notre gratitude à l’égard de l’économie. En réalité, Frank se spécialisa dans deux matières à la fois, quand bien même l’université ne lui octroya qu’un seul diplôme en économie. Peut-être devrais-je préciser que Frank choisit comme spécialité mineure les grandes religions universelles.
« Apprends à connaître ton ennemi, disait Frank, avec un petit sourire.
Sept ans durant, nous flottâmes, nous flottâmes tous. Nous apprîmes l’allemand, sans cesser de parler entre nous notre langue maternelle. Nous apprîmes la littérature, le théâtre, l’économie, la religion, mais la batte de Freud, sa Louisville-Slugger, suffisait à nous briser le cœur à la pensée de la partie du base-bail (aucun de nous ne portait grand intérêt à ce sport, n’empêche qu’à la vue de cette bonne grosse batte, les larmes nous montaient aux yeux). Nous apprîmes des putains que, en dehors du périmètre du centre, la Mariahilfer Strasse était, pour les belles de nuit, le terrain de chasse le plus prometteur. Pas une seule qui ne jurât ses grands dieux de plaquer le turbin si jamais elle se voyait reléguée dans les quartiers situés au-delà de la Westbahnhof, au Kaffee Eden par exemple, ou au Gaudenzdorfer Gùrtel, spécialisé dans les passes debout à cent schillings le coup. Des extrémistes, nous apprîmes qu’officiellement, la prostitution n’était même pas légale — contrairement à ce que nous croyions — et qu’à côté des putes en carte qui respectaient les règles du jeu, se présentaient aux visites médicales et tapinaie^t dans les quartiers autorisés, il y avait des « pirates » qui ne se faisaient jamais inscrire, ou qui renonçaient à leur Bùchl (carte) mais continuaient le turbin ; qu’au début des années soixante, la ville comptait presque un millier de putains en carte ; que la décadence augmentait au rythme requis par la révolution à venir.
Quel genre de révolution devait éclater un jour, cela, en fait, nous ne l’apprîmes jamais. Je ne sais pas trop si, de leur côté, les extrémistes avaient une certitude sur ce point.
— T’as ta Bùchl ? nous demandions-nous les uns aux autres, sur le chemin de l’école — et, par la suite, en nous rendant à l’université.
Bûchl et aussi, « Attention aux fenêtres ouvertes », le refrain de notre chanson du roi des Souris.
On aurait dit qu’en perdant notre mère, notre père avait du même coup perdu sa personnalité. En sept ans, il devint, me semble-t-il, de plus en plus une simple présence et de moins en moins une personne — à nos yeux du moins. Il se montrait affectueux ; à l’occasion même, sentimental. Mais nous avions le sentiment de l’avoir perdu (en tant que père) tout autant que maman et Egg, et nous avions, je crois, l’intuition qu’il lui faudrait endurer d’autres souffrances concrètes avant de retrouver sa personnalité — avant, en fait, de redevenir une personne : une personne au sens où Egg et aussi Iowa Bob avaient été des personnes. Je me disais parfois que mon père avait encore moins de personnalité que Freud. Et sept années durant, notre père nous manqua, comme si lui aussi s’était trouvé à bord de l’avion. Nous attendions le jour où, en lui, le héros prendrait forme, et doutions peut-être de la forme qu’il prendrait — car mon père ayant choisi Freud pour modèle, comment ne pas douter de sa lucidité.
Sept ans plus tard, je me retrouverais avoir vingt-deux ans ; Lilly, qui persévérait dans ses efforts pour grandir, atteindrait dix-huit ans. Franny aurait vingt-trois ans -— Chipper Dove serait toujours son « premier », et Susie l’ourse sa-seule-et-unique. Frank, à vingt-trois ans, se laissa pousser la barbe. Ce fut presque aussi inhibant que la décision de Lilly de devenir écrivain.
Moby Dick coulerait le Pequod et l’unique survivant serait Ishmael qui, inlassablement, raconterait son histoire à Fehl-geburt, qui à son tour nous la raconterait. Pendant mes années d’université, j’essayai souvent de convaincre Fehlge-burt de mon désir de l’entendre lire Moby Dick à haute voix, tout exprès pour moi.
— Ce livre, je n’arrive jamais à le lire tout seul, l’implo-rais-je. Il faut que je l’entende de ta bouche.
Et ce fut ce qui, enfin, me donna accès à la banale petite chambre exiguë où logeait Fehlgeburt, derrière le Rathaus, près de l’université. Elle me faisait souvent la lecture le soir, et, à force de cajoleries, j’essayai de l’amener à me dire pourquoi certains de ses camarades choisissaient de passer la nuit à l’Hôtel New Hampshire.
— Tu sais, me disait parfois Fehlgeburt, l’unique ingrédient, qui distingue la littérature américaine des autres littératures de notre époque est une sorte d’optimisme béat et illogique. Quelque chose de techniquement très sophistiqué sans cesser pour autant d’être idéologiquement naïf, précisa-t-elle un jour que nous rentrions à pied chez elle,
Frank finit par comprendre à demi-mot et renonça à nous accompagner — ce qui pourtant lui prit près de cinq ans. Et le soir où Fehlgeburt me déclara que la littérature américaine était « techniquement très sophistiquée sans pour autant cesser d’être idéologiquement naïve » ne fut pas le soir où, pour la première fois, je tentai de l’embrasser. Après une réplique comme « idéologiquement naïve », je crois qu’un baiser aurait été déplacé.
Ce fut dans sa chambre que, une nuit, pour la première fois, j’embrassai Fehlgeburt. Elle venait de terminer le passage dans lequel Achab refuse d’aider le capitaine du Rachel à retrouver son fils disparu. Fehlgeburt n’avait aucun meuble dans sa chambre ; en revanche, il y avait trop de livres, et un matelas posé à même le plancher — un matelas à une place — et une lampe de chevet, une seule, elle aussi posée à même le plancher. Une pièce sans joie, aussi ingrate et bourrée qu’un dictionnaire, aussi morne que la logique de Ernst, ce qui pourtant ne m’empêcha pas de me laisser aller sur le lit peu accueillant et d’embrasser Fehlgeburt sur la bouche.
« Non, fit-elle.
— Mais je passai outre, et elle finit par me rendre mes baisers.
« Tu devrais t’en aller, dit-elle, un peu plus tard, en s’allongeant sur le dos et en m’attirant sur elle.
— Tout de suite ?
— Non, pas nécessairement tout de suite, dit-elle.
Se redressant, elle entreprit de se dévêtir ; de la façon dont elle marquait d’habitude sa page dans Moby Dick — d’un air indifférent.
— Je devrais m’en aller après, c’est ça ? demandai-je, en me déshabillant moi aussi.
— Si tu veux, fit-elle ? Ce n’est pas de ça que je parle, tu devrais partir de l’Hôtel New Hampshire. Toi et toute ta famille. Partez. Partez avant l’automne.
— Quel automne ? demandai-je, maintenant nu comme un ver.
Je pensais à l’automne où Junior Jones avait joué pour les Browns de Cleveland.
— La saison de l’Opéra, dit Fehlgeburt, elle aussi complètement nue — enfin.
Elle était aussi mince qu’un recueil de nouvelles, à peine plus grosse que certaines des courtes nouvelles dont elle avait souvent fait la lecture à Lilly. À croire que tous les livres qui encombraient sa chambre s’étaient nourris d’elle, l’avaient consumée — au lieu de l’alimenter.
« La saison de l’Opéra s’ouvrira à l’automne, reprit-elle, et il faut à tout prix que, ta famille et toi, vous ayez quitté l’Hôtel New Hampshire d’ici là. Promets-le-moi, dit-elle, en stoppant mon geste pour me hisser sur son corps décharné.
— Pourquoi ?
— Je t’en prie, pars, se borna-t-elle à dire.
Lorsque je la pénétrai, je crus que c’était de faire l’amour qui déclenchait ses larmes, mais je me trompais.
— Je suis le premier ? demandai-je.
Fehlgeburt avait vingt-neuf ans.
— Le premier et le dernier, dit-elle, en larmes.
— T’as un truc pour te protéger ? demandai-je, une fois installé ; tu sais, un truc pour ne pas tomber Schwanger ?
— Aucune importance, dit-elle, à la façon exaspérante de Frank.
— Pourquoi ? demandai-je, en m’efforçant de remuer avec précaution.
— Parce que je serai morte avant que le bébé vienne au monde.
Je me retirai brusquement. Je la forçai à se redresser et l’assis près de moi, mais, avec une vigueur étonnante, elle m’attira de nouveau sur elle ; sa main m’empoigna pour me reprendre.
« Viens, viens donc, fit-elle avec impatience.
Mais ce n’était pas l’impatience du désir. C’était autre chose.
« Baise, baise-moi, fit-elle, d’une voix morne. Après, reste toute la nuit ou rentre, je m’en fiche. Mais quitte l’Hôtel New Hampshire, je t’en supplie, pars — et, je t’en supplie, assure-toi que Lilly, surtout Lilly, partira elle aussi.
Soudain ses larmes redoublèrent et elle sembla perdre le
vague intérêt qu’elle avait manifesté à l’amour. Je demeurai en elle sans bouger, me recroquevillant peu à peu. J’avais froid — je sentais le souffle froid qui montait du sol, pareil à ce froid que j’avais ressenti le jour où Frank nous avait traduit à haute voix la pornographie de Ernst.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent au quatrième, la nuit ? demandai-je à Fehlgeburt qui, me plantant ses dents dans l’épaule, se mit à secouer la tête, les yeux farouchement plissés au point de loucher.
« Qu’est-ce qu’ils complotent ? tnsistai-je.
J’étais devenu minuscule et finis par ressortir tout à fait. Elle tremblait contre moi, et je me mis aussi à trembler.
— Ils vont faire sauter l’Opéra, chuchota-t-elle, à l’occasion d’un des grands galas. Ils feront sauter le Mariage de Figaro — ou quelque chose d’aussi célèbre. Ou alors, quelque chose de plus sérieux. Je ne sais pas encore quel spectacle ils choisiront — eux non plus. Mais ce sera un soir où il y aura salle comble, conclut Fehlgeburt. Tout l’Opéra.
— Ils sont cinglés, dis-je.
Je n’avais pas reconnu ma voix. Elle me parut fêlée, comme les voix des deux Old Billig — Old Billig la putain et Old Billig l’extrémiste.
Sous moi, Fehlgeburt secouait la tête en cadence, ses cheveux raides me fouettaient le visage.
— Je t’en supplie, tire ta famille de là, chuchota-t-elle. Surtout Lilly. La petite Lilly, bafouilla-t-elle.
— Ils ne vont tout de même pas faire sauter l’hôtel pardessus le marché, non ? demandai-je.
— Tout le monde sera dans le coup, dit-elle d’un ton sinistre. Il faut que tout le monde soit dans le coup, sinon ça sert à rien !
Derrière sa voix, je crus entendre celle de Arbeiter, ou l’implacable logique de Ernst. Une phase, une phase indispensable. Tout. Schlagobers, l’érotisme, l’Opéra, l’Hôtel New Hampshire — tout devait disparaître. Tout cela était décadent, croyais-je les entendre psalmodier. Tout cela était répugnant. Eux allaient joncher de cadavres la Ring-strasse, des cadavres d’amateurs d’ar/, des cadavres d’idéalistes vieux jeu, ineptes et irréalistes au point d’aimer
Y opéra. Et par ce genre d’action aveugle, ils espéraient marquer je ne sais quel point.
« Promets, me chuchota Fehlgeburt à l’oreille. Tu vas les obliger à partir. Ta famille. Tout le monde.
— Promis, dis-je. Bien sûr.
— Surtout, ne répète à personne que c’est moi qui t’ai averti, fit-elle.
— Bien sûr que non.
— Je t’en prie, reviens dans moi maintenant, me supplia Fehlgeburt. Reviens, j’ai envie de le sentir — une dernière fois.
— Pourquoi une dernière fois ?
— Fais-le, c’est tout. Fais-moi tout.
Je lui fis tout. Je le regrette encore ; jamais je ne cesserai de me sentir coupable ; une étreinte sans joie, plus désespérée que toutes celles dont avait jamais été témoin le deuxième Hôtel New Hampshire.
— Si tu penses que tu vas mourir avant d’avoir le temps de mettre un enfant au monde, dis-je plus tard à Fehlgeburt, pourquoi ne pas partir en même temps que nous ? Pourquoi ne pas filer avant qu’ils fassent leur coup, ou qu’ils essaient ?
— Je ne peux pas, dit-elle simplement.
— Pourquoi ? demandai-je.
Je n’arrêtais pas de leur demander pourquoi à ces fichus extrémistes.
— Parce que c’est moi qui vais conduire la voiture, dit Fehlgeburt. C’est moi le chauffeur. Et la grosse bombe, c’est la voiture, c’est la voiture qui déclenche tout le reste. Il faut quelqu’un pour la conduire, et c’est moi. Je vais conduire la bombe.
— Pourquoi toi ? dis-je, en m’efforçant de la serrer contre moi, pour l’empêcher de trembler.
— Parce que je suis la moins indispensable, dit-elle.
Et de nouveau, je reconnus la voix morte de Ernst, la démarche mentale de Arbeiter, implacable comme une tondeuse à gazon. Et je compris que, pour convaincre Fehlgeburt, il avait sans doute fallu que notre douce Schwanger elle-même vienne à la rescousse.
— Pourquoi pas Schwanger ? demandai-je à Miss Fausse Couche.
— Elle est trop importante. Elle est merveilleuse, fit-elle d’un ton pénétré d’admiration — et de dégoût pour sa propre personne.
— Pourquoi pas Wrench alors ? Visiblement, il s’y connaît drôlement en bagnoles.
— C’est justement pourquoi, dit Fehïgeburt. Il est trop indispensable. Il y aura d’autres voitures, il y aura d’autres bombes à fabriquer. C’est le coup des otages que je n’aime pas, lâcha-t-elle tout à coup. Cette fois-ci, ce n’est pas indispensable. Des otages, on en trouvera des meilleurs.
— Oui sont les otages ?
— Ta famille et toi. Tu comprends, vous êtes américains. Alors, ça va faire du bruit ailleurs qu’en Autriche. C’est ça l’idée.
— Qui l’a eue, cette idée ?
— Ernst.
— Pourquoi ne pas laisser Ernst conduire ?
— C’est le cerveau, expliqua Fehïgeburt. C’est lui qui conçoit tout. Vraiment tout.
Tout, en effet, songeai-je.
— Et Arbeiter ? Il ne sait pas conduire, lui ?
— Il est trop loyal. On ne peut pas risquer de perdre quelqu’un d’aussi loyal. Moi, je ne suis pas aussi loyale, chuchota-t-elle. Regarde-moi ! s’écria-t-elle. Je te raconte tout, à toi, non ?
— Et Old Billig ? fis-je au bout de mon rouleau.
— Il n’est pas digne de confiance. Il n’est même pas au courant. Il est trop fuyant. Il ne pense qu’à sa propre survie.
— Et c’est mal, ça ? fis-je, en repoussant ses cheveux plaqués sur son visage strié de larmes.
— À la phase où nous sommes, oui,, c’est mal, dit Fehïgeburt.
Je compris alors ce qu’elle était vraiment : une lectrice, une simple lectrice. Capable de lire, de façon superbe, les histoires des autres ; elle se laissait mener ; elle suivait le chef. Si j’avais voulu qu’elle me lise Moby Dick, si les extrémistes l’avaient choisie pour conduire leur voiture, c’était en fait pour les mêmes raisons. Nous savions, eux comme moi, qu’elle accepterait ; rien ne pourrait l’arrêter
« On a vraiment fait tout ? demanda Fehïgeburt.
— Quoi ? fis-je.
Et je tressaillis — comme, toute ma vie, je tressaillerais à ce petit écho de Egg. Même quand il sortait de ma bouche.
— Sexuellement, on a vraiment tout fait sexuellement ? Tout ? Vraiment tout ?
J’essayai de me rappeler.
— Je crois, dis-je. Tu veux qu’on recommence ?
— Pas spécialement, dit-elle. Je tenais seulement à faire tout, une fois. Si on a tout fait, tu peux rentrer — si tu veux, ajouta-t-elle.
Elle eut un haussement d’épaules ; ce n’était pas le haussement d’épaules de maman, ni celui de Franny, ni même celui de Jolanta. Un geste qui n’était pas tout à fait humain ; moins un tic qu’une sorte de pulsation, une pulsation électrique, une embardée mécanique de son corps tendu à se rompre, un vague signal. Infiniment vague, songeai-je. Un signal qui proclamait : la maison est vide ; un signal qui disait : je n’y suis pour personne, ne m’appelez pas, moi je vous appellerai. Le tic-tac d’une horloge ou d’une bombe à retardement. Fehïgeburt me regarda, cligna des yeux, une seule fois, puis soudain sombra dans le sommeil. Je rassemblai en hâte mes vêtements, vis qu’elle n’avait pas pris la peine de marquer dans Moby Dick l’endroit où elle avait interrompu sa lecture ; moi non plus, je n’en pris pas la peine.
Il était minuit passé quand je traversais la Ringstrasse. puis la Rathausplatz, descendis le Dr. Karl-Renner-Ring pour couper à travers le Volksgarten. Dans le jardin, des étudiants s’invectivaient de façon amicale ; j’en connaissais sans doute certains, mais je passai mon chemin, sans même m’arrêter pour prendre une bière. Je n’avais aucune envie de discutailler d’art. Je n’avais pas envie de me laisser une fois de plus entraîner dans un débat sur le Quatuor d’Alexandrie — quel était le meilleur ou le pire des romans en question, et pourquoi ? Je n’avais pas envie d’apprendre qui — de Henry Miller ou de Lawrence Durrell — avait tiré le plus grand profit de leur correspondance. Je n’avais même pas envie de parler de Die Blechtrommel, le plus passionnant de tous les sujets de conversation pourtant — peut-être de tous les temps. Et je n’avais pas envie de subir une nouvelle harangue sur les relations Est-Ouest, le socialisme et la démocratie, ni les conséquences à long terme de l’assassinat du président Kennedy — et de m’entendre demander, en tant qu’Américain, mon opinion sur le problème racial. Nous étions en 1964, à la fin de l’été ; je n’avais pas remis les pieds aux États-Unis depuis 1957, et j’étais moins au courant de ce qui se passait dans mon pays que certains des étudiants viennois de ma connaissance. De même, je connaissais Vienne moins bien qu’eux. Je connaissais ma famille, je connaissais nos putains et nos extrémistes. J’étais un spécialiste de l’Hôtel New Hampshire et, dans tous les autres domaines, un amateur.
Je repris ma route et traversai la Heldenplatz — la place des Héros — et m’arrêtai à l’endroit où, jadis, des milliers de fascistes avaient acclamé Hitler. Les fanatiques n’ont jamais beaucoup de mal à rassembler un public, songeai-je ; au mieux peut-on espérer influencer l’importance de leur public. Je me promis de repenser à cette idée et la soumettre à Frank, qui l’adopterait peut-être comme sienne, ou y réfléchirait, ou encore me corrigerait. Je regrettais de ne pas avoir autant lu que Frank ; je regrettais de ne pas avoir fait autant d’efforts que Lilly pour grandir. À ce sujet, Lilly avait adressé à un éditeur de New York le fruit de ses efforts. Il était hors de question qu’elle nous en parle, mais elle avait été contrainte d’emprunter à Franny de quoi payer les frais d’expédition.
— C’est un roman, dit Lilly, d’une voix humble. Plutôt un peu autobiographique.
— Un peu ou beaucoup ? lui avait demandé Frank.
— Eh bien, à dire vrai, il s’agit d’une autobiographie Imaginative, dit Lilly.
— Très autobiographique, c’est ça, hein ? fit Franny. Oh, malheur !
— Je brûle d’impatience, dit Frank. Je parie que moi, là-dedans, j’ai tout du dingue ?
— Non, dit Lilly. Il n’y a que des héros.
~ Nous sommes tous des héros ? m’étonnai-je.
— Mais, à mes yeux, vous êtes tous des héros, dit Lilly. C’est pourquoi dans le livre aussi, vous l’êtes.
— Même papa ? demanda Franny.
— Eh bien, c’est lui le plus imaginé, avoua Lilly.
C’était tout à fait normal, notre père étant le moins réel, il
fallait qu’il soit le plus imaginé — de nous tous, il était le moins présent. On aurait dit parfois que Egg était davantage présent parmi nous que notre père.
— Comment s’appelle-t-il, ce livre, ma chérie ? avait demandé papa.
— La Volonté de grandir, avait avoué Lilly.
— Et quoi d’autre ? dit Franny.
— Et il va jusqu’où ? demanda Frank. Je veux dire, où est-ce qu’il s’arrête ?
— À l’accident d’avion, dit Lilly. Ça s’arrête là.
La fin de la réalité, songeai-je : juste avant l’accident, c’était en effet un moment idéal pour s’arrêter — à mes yeux.
— Il va te falloir un agent, Lilly, dit Frank. Ce sera moi.
De fait, Frank deviendrait l’agent de Lilly ; il deviendrait
l’agent de Franny, celui de papa et même le mien — avec le temps. Il ne s’était pas spécialisé pour rien en économie. Pourtant, j’ignorais tout cela en cette soirée de fin d’été, alors que je venais d’abandonner Fehlgeburt, la pauvre Miss Fausse Couche, endormie dans sa chambre, sans doute plongée dans son rêve de spectaculaire sacrifice ; en réalité, sa superfluité était ce qui m’obsédait le plus, tandis que, planté là solitaire au milieu de la place des Héros, je songeais comment Hitler avait su persuader d’innombrables fanatiques de la superfluité de tant de gens. La soirée était paisible, je croyais entendre monter la clameur démente des « Sieg Heil ! ». Je croyais voir la farouche détermination qui marquait le visage de Schraubenschlüssel quand il bloquait l’écrou et le joint sur le capot de son moteur. Quoi d’autre encore avait-il entrepris de bloquer ? Je croyais voir l’éclat morne du fanatisme dans les yeux d’Arbeiter, commentant devant les journalistes son arrestation triomphante — et notre maternelle Schwanger en train de siroter son Kaffee mit Schlagobers, la crème fouettée qui accrochait sa cocasse petite moustache au duvet de sa lèvre supérieure. Je revoyais Schwanger occupée à tresser la queue de cheval de Lilly, fredonnant comme jadis maman quand elle coiffait les jolis cheveux de Lilly ; Schwanger en train de dire à Franny qu’elle avait la plus jolie peau et les plus belles mains du monde ; et moi, disait Schwanger, j’avais des yeux de Don Juan — oh, je deviendrais redoutable, m’avait-elle averti. (Je venais de quitter Fehlgeburt, et ne me sentais pas tellement redoutable.) Les baisers de Schwanger avaient toujours un arrière-goût de Schlagobers. Et Frank, disait Schwanger, Frank était un génie ; dommage qu’il ne s’intéresse pas davantage à la politique. Toute cette tendresse dont nous accablait Schwanger — et tout ça, avec un revolver enfoui au fond de son sac. J’aurais voulu voir Ernst dans la position de la vache — avec une vache ! Et dans la position de l’éléphant ! Devinez avec quoi. Old Billig disait vrai, ils étaient dingues ; ils nous tueraient tous.
Je suivis la Dorotheegasse pour rejoindre le Graben. Je m’arrêtai au Hawelka pour m’offrir un Kaffee mit Schlagobers. À la table voisine, un barbu pontifiait au bénéfice d’une jeune fille (plus jeune que lui), sur la mort de la peinture figurative ; il décrivait la toile précise qui avait marqué le trépas de cette forme d’art. Je ne connaissais pas l’œuvre en question. Je pensais aux Schiele et aux Klimt auxquels m’avait initié Frank — à l’Albertina et au Belvédère. Je regrettai que Klimt et Schiele ne fussent pas là pour contredire cet homme, l’homme qui maintenant discourait sur la poésie et la mort de la rime et du mètre ; je ne connaissais pas non plus le poème en question. Et quand il passa au roman, j’estimai qu’il était grand temps pour moi de demander l’addition. Mon serveur était occupé ailleurs, aussi fus-je condamné à subir l’histoire de la mort de l’intrigue et des personnages. Au nombre des victimes de l’hécatombe figurait la sympathie. Je commençais à sentir la sympathie mourir en moi quand enfin mon serveur s’approcha de ma table. La démocratie était la nouvelle victime ; elle surgit et disparut avant même que mon serveur ait pu me rendre la monnaie. Et je n’avais pas eu le temps de calculer mon pourboire, que le socialisme avait rendu l’âme. Je contemplais le barbu et l’envie me prit d’aller rejoindre mes haltères ; si les extrémistes tenaient à faire sauter l’Opéra, songeai-je, ils pourraient au moins choisir une nuit où le
barbu serait seul dans la salle. L’idée me vint que j’avais peut-être trouvé quelqu’un pour remplacer Fehl-geburt au volant de la voiture.
— Trotsky, lâcha soudain la jeune fille qui accompagnait le barbu — du ton dont elle eût dit : « Merci ».
— Trotsky ? fis-je, en me penchant vers leur table, une petite table carrée.
En ce temps-là, j’accrochais soixante-quinze livres à chaque bout de ma barre et les soulevais d’un seul bras. La table n’était pas tout à fait aussi lourde, aussi la soulevai-je, soigneusement, d’une seule main et la tins brandie comme un plateau au-dessus de ma tête.
« Ah, ce bon vieux Trotsky, dis-je. Comme dit ce bon vieux Trotsky : " Si tu rêves d’une bonne petite vie, tu t’es trompé de siècle. " Vous croyez que c’est vrai ? demandai-je au barbu, qui ne répondit rien.
Mais la jeune fille le poussa du coude, et il finit par se secouer.
— Moi, je crois que c’est vrai, dit la fille.
— Bien sûr que c’est vrai, dis-je.
J’avais conscience que les serveurs lorgnaient d’un œil inquiet les verres et les cendriers qui glissaient insensiblement sur la table au-dessus de ma tête, mais je n’étais pas Iowa Bob ; quand je développais, les poids ne glissaient jamais, plus maintenant. Aux poids et haltères, j’étais plus fort que Iowa Bob.
— Trotsky a été tué à coups de pioche, dit le barbu d’une voix morose, en feignant l’indifférence.
— Mais il n’est pas mort, n’est-ce pas ? demandai-je, comme un idiot — avec un grand sourire. Rien n’est jamais vraiment mort. Rien de ce qu’il a dit n’est mort. Les tableaux que nous pouvons voir encore — ils ne sont pas morts. Les personnages des livres que nous lisons — ils ne meurent pas quand nous refermons le livre.
Le barbu ne quittait pas des yeux l’endroit où aurait dû se trouver sa table. À vrai dire, je le trouvai très digne et, je le savais, j’étais à cran et jusqu’à un certain point injuste ; j’étais en train de me montrer mufle, et j’avais honte. Je leur rendis leur table, sans une éclaboussure.
— Je crois comprendre ce que vous voulez dire ! lança la fille, comme je m’éloignais.
Pourtant, je le savais, jamais je n’avais sauvé personne : surtout pas ces gens de l’Opéra, car, parmi eux, se trouvait sûrement cette silhouette que Frank et moi avions aperçue au moment où la voiture s’éloignait, coincée entre Arbeiter et Ernst, cette silhouette animale de mort, cet ours mécanique, cette tête de chien d’origine chimique, cette charge électrique source de malheur. Et malgré ce qu’avait dit Trotsky, il était mort ; ma mère, Egg, Iowa Bob étaient morts, eux aussi — malgré tout ce qu’ils avaient pu dire, et tout ce qu’ils représentaient à nos yeux. Je m’engageai sur le Graben, en proie à des sentiments qui de plus en plus ressemblaient à ceux de Frank ; des sentiments anti-tout ; j’avais l’impression de perdre tout contrôle de moi-même. Ce qui, pour un haltérophile, est une catastrophe.
La première prostituée que je croisai sur le trottoir n’était pas une des nôtres, mais je l’avais déjà vue — au Kaffee Mo watt.
— Guten Abend, dit-elle.
— Va te faire foutre, dis-je.
— Connard, fit-elle en anglais.
Elle connaissait au moins ce mot-là, et je me sentis moche. Voilà que, de nouveau, j’employais des mots orduriers. J’avais trahi la promesse que j’avais faite à ma mère. Mais pour la première et la dernière fois. J’avais vingt-deux ans, pourtant je fondis en larmes. Je bifurquai dans la Spiegel-gasse. Là aussi des putains racolaient, mais ce n’étaient pas non plus les nôtres, aussi je ne bronchai pas. « Guten Abend », faisaient-elles ; « Guten Abend », disais-je en retour. Quant aux autres choses qu’elles me disaient, je ne les relevai pas. Je coupai à travers le Neuer Markt ; je croyais sentir le vide dans la poitrine des Habsbourg prisonniers de leurs tombes. Une autre putain me héla :
— Hé, faut pas pleurer ! Un grand garçon comme toi, faut pas pleurer !
Pourtant je pleurais, non seulement sur moi-même, mais sur tous les autres, espérais-je. Sur Freud, obstiné à appeler
sur la Judenplatz des noms d’êtres qui jamais ne lui répondraient ; sur mon père et ce qu’il ne pouvait voir. Sur Franny, que j’aimais — et voulais voir me rester aussi fidèle qu’elle avait prouvé pouvoir l’être à Susie l’ourse. Et sur Susie, elle aussi, qui, Franny me l’avait montré, n’était en fait pas laide du tout. En réalité, Franny avait presque réussi à en convaincre Susie. Sur Junior Jones, cloué sur son lit de douleur par la première de ses blessures au genou qui l’obligeraient à abandonner les Browns. Sur Lilly, qui essayait si fort et sur Frank qui avait fui si loin (dans l’espoir, disait-il de se rapprocher de la vie). Sur Dark inge, qui n’avait que dix-huit ans — et malgré ce que disait Annie la Gueularde, affirmait qu’elle avait « l’âge » — et qui avant la fin de cette même année s’enfuirait, en compagnie d’un homme. Un homme aussi noir que son père et qui l’emmènerait quelque part dans une petite ville d’Allemagne, une base militaire ; où, plus tard, elle se mettrait à faire le trottoir, m’a-t-on dit. Annie la Gueularde pousserait alors une chanson quelque peu différente. Je pleurais sur eux tous ! Sur la pauvre Fehlgeburt condamnée, et même sur la perfide Schwanger — sur les deux Old Billig ; des optimistes, ces deux-là, des ours en porcelaine. Sur tous et chacun d’eux — à l’exception de Ernst et de Arbeiter, et du maudit Wrench, et de Chipper Dove : ceuxrlà, je les haïssais.
Une ou deux putains me firent signe à l’angle de la Kàrntnerstrasse, mais je passai mon chemin. À l’angle de Annagasse, une autre, très grande et au physique saisissant — qui, elle, appartenait à la confrérie de nos putains de la Krugerstrasse — m’envoya un baiser. Je dépassai l’angle de la Krugerstrasse sans leur accorder un regard, résolu à les ignorer, toutes, toutes celles qui me faisaient des signes. Je longeai l’Hôtel Sacher — qui jamais ne serait l’Hôtel New Hampshire. Puis je me retrouvai devant le Staatsoper, et la maison de Gluck (1714-1787, aurait récité Frank) ; je me retrouvai devant l’Opéra, qui était la maison de Mozart, la maison de Haydn et de Beethoven et de Schubert — de Strauss, Brahms, Bruckner, Malher. La maison qu’un por-nographe amateur de politique avait l’intention de pulvériser. Une masse énorme ; en sept ans, jamais je n’étais entré à l’intérieur — son élégance et son luxe m’inhibaient, et je n’avais jamais eu, comme Frank, la passion de la musique, ni, comme Franny, l’amour du théâtre (Frank et Franny étaient tout le temps fourrés à l’Opéra ; Freud les accompagnait. Il aimait écouter ; Franny et Frank lui décrivaient tout). Lilly, elle non plus, n’était jamais allée à l’Opéra ; un édifice trop gros, disait Lilly, et qui lui faisait peur.
À moi aussi, maintenant, il me faisait peur. Il est trop gros pour qu’on le pulvérise, bien sûr, mais c’étaient les gens qu’ils voulaient pulvériser, et il est plus facile de détruire les gens que les immeubles. Ce qu’ils voulaient, c’était s’offrir un spectacle. Ils voulaient cette chose qu’Arbeiter avait hurlée à Schwanger : des Schlagobers et du sang.
Dans la Kärntnerstrasse, en face de l’Opéra, il y avait un marchand de saucisses, un vendeur ambulant équipé d’une sorte de petite charrette à hot-dogs et qui offrait diverses sortes de Wurst mit Senf und Bauernbrot — une espèce de saucisse à la moutarde sur pain de seigle. Cela ne me disait rien.
Je savais ce que je voulais. Je voulais grandir, et vite. Après lui avoir fait l’amour, j’avais dit à Fehlgeburt : « Es war sehr schön », mais ce n’était pas vrai. « C’était très agréable », avais-je menti, mais la chose n’avait eu aucun intérêt ; cela ne m’avait pas suffi. Une autre nuit passée à soulever des poids, rien de plus.
Quand je tournai pour prendre la Krugerstrasse, j’avais déjà décidé de suivre la première qui m’accosterait — même Old Billig ; même Jolanta, me promis-je vaillamment. Quelle importance ? Peut-être même, les essaierais-je toutes, à tour de rôle. Tout ce que faisait Freud, j’étais capable de le faire, et Freud avait tout fait — notre Freud et aussi l’autre Freud, songeai-je ; eux étaient allés le plus loin possible.
Je ne vis personne de connaissance au Kaffee Mowatt, et je ne reconnus pas la silhouette plantée sous le néon rose :
hôtel new hampshire ! hôtel new hampshire ! hôtel new hampshire !
C’est Babette, me dis-je, avec une vague répulsion, mais c’était simplement l’odeur douceâtre de gazole qui, en cette dernière nuit de l’été, me poussait à penser à elle. La femme me vit et se mit en marche dans ma direction — agressive, me dis-je ; vorace, aussi. Je fus certain alors qu’il s’agissait d’Annie la Gueularde ; je me demandais un instant si je tiendrais le coup au moment de son célèbre orgasme bidon. Peut-être — vu mon goût des chuchotements — pourrais-je lui demander de me l’épargner, il me suffirait de lui dire que je savais, son orgasme était bidon, et en fait il n’était pas indispensable, pas pour moi en tout cas. Pourtant, la femme était trop svelte, ce n’était donc pas Old Billig, mais, remarquai-je alors, il ne pouvait s’agir non plus d’Annie la Gueularde, elle était trop robuste. Elle était trop bien bâtie ; donc c’était Jolanta, et, me dis-je, j’allais enfin découvrir ce qu’elle enfouissait dans son sinistre sac. D’ici peu, songeai-je, avec un frisson, peut-être même serais-je obligé d’utiliser ce que Jolanta cachait dans son sac. Mais la femme qui traversait la rue n’était pas assez robuste, ce n’était pas Jolanta ; elle était trop bien bâtie, mais de façon inverse — trop souple, trop juvénile d’allure. Se précipitant vers moi, elle m’étreignit, si belle que j’en eus le souffle coupé. C’était Franny.
— Où étais-tu passé ? On ne t’a pas vu de la journée, ni de toute la nuit, me tança-t-elle. On t’a cherché partout, tu nous as fait une peur bleue !
— Pourquoi ? demandai-je.
Franny sentait si bon que j’en avais le vertige.
— Lilly va être publiée ! annonça Franny. C’est vrai, un éditeur de New York est prêt à lui acheter son livre.
— Combien ? dis-je, avec l’espoir que cela suffirait, peut-être.
Suffirait pour payer les billets d’avion qui nous permettraient de quitter Vienne — les billets que le deuxième Hôtel New Hampshire ne pourrait jamais nous acheter.
— Seigneur Dieu, dit Franny. Ta sœur devient une célébrité littéraire, et toi, tout ce que tu trouves à dire, c’est « Combien ? » — tu es comme Frank. C’est exactement ce qu’a demandé Frank.
— Frank a raison.
Je ne pouvais m’arrêter de trembler ; je cherchais une prostituée et j’étais tombé sur ma sœur. De plus, elle ne voulait pas me laisser en paix.
— Où étais-tu donc ? fit-elle, en me lissant les cheveux.
— Avec Fehlgeburt, fis-je, d’un ion timide.
Jamais je n’avais pu mentir à Franny.
Franny se renfrogna.
— Alors, c’était comment ? demanda-t-elle, sans cesser de me caresser — mais comme une sœur.
— ■ Rien de terrible, dis-je, en détournant les yeux. Affreux.
Franny me passa ses bras autour du cou et me donna un baiser. Elle voulait m’embrasser sur la joue (comme une sœur), mais, en essayant de me détourner, je me tournai vers elle, et nos lèvres se touchèrent. Ce fut tout, et cela suffit. L’été de 1964 touchait à sa fin ; tout à coup, c’était l’automne. J’avais vingt-deux ans, Franny vingt-trois. Nous nous embrassâmes longtemps. Il n’y avait rien à dire. Elle n’était pas lesbienne, elle continuait à écrire à Junior Jones — et à Chipper Dove — et moi, je n’avais jamais été heureux avec une autre femme ; jamais ; pas encore. Nous restâmes là dans la rue, à l’écart de la lueur que projetait l’enseigne au néon, invisibles des fenêtres de l’Hôtel New Hampshire. Un des clients de Jolanta sortit en titubant, et nous dûmes interrompre nos baisers, que nous interrompîmes de nouveau quand jaillit le cri d’Annie la Gueularde. Peu après, son client hébété apparut sur le seuil, mais Franny et moi restâmes dans la Krugerstrasse. Plus tard, Babette quitta l’hôtel pour rentrer chez elle. Puis Jolanta, en compagnie de Dark Inge. Annie la Gueularde sortit et se mit à faire les cent pas sur le trottoir. Old Billig la putain traversa la rue pour entrer au Kaffee Mowatt et s’assoupit sur une table. J’entraînai Franny jusqu’à la Kàrntnerstrasse, puis jusqu’à l’Opéra.
— ■ Tu penses trop à moi, commença Franny.
Mais elle ne prit pas la peine de finir. Nous recommençâmes à nous embrasser. À côté, l’Opéra paraissait trop gros.
— - Ils vont le faire sauter, chuchotai-je. L’Opéra — ils veulent le faire sauter.
Elle ne bougeait plus entre mes bras.
« Je t’aime terriblement, lui dis-je.
— Moi aussi, bordel, je t’aime ! dit Franny.
Un avant-goût d’automne planait dans l’air, pourtant ce fut sans peine que nous restâmes là, à monter la garde devant
l’Opéra, jusqu’au moment où le jour se leva et où les gens, les vrais, sortirent de chez eux pour se rendre à leur travail. De toute façon, nous n’avions nulle part où aller — et il n’y avait rien, nous le savions, absolument rien que nous puissions faire.
— Attention aux fenêtres ouvertes, chuchotait l’un de nous, de temps à autre.
Lorsque, enfin, nous regagnâmes l’Hôtel New Hampshire, l’Opéra était toujours là — à l’abri du danger. À l’abri pour quelque temps encore du moins, songeai-je.
— Plus à l’abri que nous, dis-je à Franny. Plus à l’abri que l’amour.
— Tu veux savoir, môme, me dit Franny, en me pressant la main. Rien n’est moins à l’abri du danger que l’amour.